2705/2003 - Rencontre avec le président du festival de Cannes: de l’Italie à l’Allemagne et à l’Europe de l’Est. Un bilan sur l’état de santé du cinéma européen
magazines 9 min tous publics C’est une loi très attendue, qui va être débattue aujourd’hui à l’Assemblée nationale la fameuse loi dite anti- fessée portée par la députée Maud Petit – qui viendra nous raconter comment ça s’est passé mardi prochain ! Si cette loi passe, la France deviendra le 55e pays au monde à interdire ce que l’on appelle les violences éducatives. Et devinez quel est le premier pays au monde à avoir interdit la fessée ? On est sûrs que vous avez une idée, c’est ce pays que, dans cette émission, nous citons toujours en exemple pour les questions d’éducations. La Suède, bien sûr qui, il y a plus de 40 ans, a interdit la fessée. Avec du recul, qu’est ce que cette interdiction a changé dans le pays ? On en discute avec Elsa Moley et Marion Cuerq, réalisatrices du film-documentaire "Même qu'on naît pas imbattables", actuellement au cinéma. nous contacter aide et contact contactez-nous par téléphone, courrier, email ou facebook. du lundi au vendredi de 09h00 à 18h00. Télécharger l'application France tv
Lunivers des mangas, de animes, du Japon, mais en plus bordélique !
Edit Showing all 2 company credits Jump to Production Companies 1 Distributors 1 Production Companies Topia Production Distributors Topia Production 2019 France theatrical Contribute to This PageCettemosquée aujourd’hui désaffectée a été remplacée par un édifice en béton doté de panneaux solaires et situé sur le sol ferme et non plus sur la roche granitique. Elle ne désemplit pas car son accès est aisé. On ne s’essouffle pas pour y parvenir. Même les plus réfractaires à la marche à pied s’y rendent.Service Unavailable Guru Meditation XID 979859074 Varnish cache serverDimanche16 juin à 18 heures, le cinéma Paradiso propose un ciné-échange en deux temps : la projection du film ‘‘Même qu’on naît imbattables !Ficha técnica Título Original On a beau être bête, on a faim quand même Estado Estrenada el 26/07/20018- Jouer les Cassandre. Cassandre, fille de Priam (roi de Troie) et d'hécube (roi de Thrace). "jouer les Cassandre", c'est prédire l'avenir en vain. Cassandre a refusé ses faveurs à Apollon, qu'elle a fait mine d'accepter. Elle a été condamnée à voir ses prédictions toujours confirmées et à ne jamais être crue.8 janvier 2017Accueil, Outils & Ressources 142 494 vues Imprimer Mise à jour juillet 2022 Le 1er juillet 2022, Marion Cuerq lance un nouveau financement participatif pour la réalisation de la suite du film Même qu'on naît imbattables ! La récolte de fonds dure 43 jours. Plus que jamais, j’ai très à cœur de rendre accessible et lisible la culture suédoise de l’enfance dans laquelle j’ai évolué pendant 10 ans, cet antre de la dignité des plus petits, qui j’en suis sûre, n’a pas fini de nous émouvoir comme de nous inspirer… » Suivre l'actualité de ce projet sur la page Facebook Découvrir le teaser Même qu'on naît imbattables !, de Marion Cuerq et Elsa Moley Découvrez la bande-annonce du film sur le site Grâce à une collecte de fonds réussie, le film est maintenant terminé. Olivier Maurel "A l'âge de seize ans déjà, à la fin d'une de mes conférences, Marion Cuerq m'apportait mon livre La Fessée à dédicacer. Elle l'avait lu et relu. A vingt et un ans, elle réalisait et confiait à l'OVEO son beau film Si j'aurais su... je serais né en Suède ! pour nous montrer un pays d'où la fessée est bannie. Et maintenant, elle nous annonce un nouveau film. Marion a de la suite dans les idées, elle en a aussi dans les images, et beaucoup de talent. On peut lui faire entièrement confiance. N'hésitez pas à soutenir la réalisation de son film en apportant votre aide, et devenez, comme l'OVEO, coproducteurs." Des personnes ne souhaitant plus apparaître dans le film Si j'aurais su... je serais né en Suède !, celui-ci n'est désormais plus disponible au visionnage, mais la suite nous promet de belles émotions. Vous pouvez suivre Marion et partager vos impressions sur sa page Facebook. Pour faire connaître le travail de Marion Cuerq et le site de l'OVEO, vous pouvez nous commander le petit tract et la carte postale disponibles sur la page Tracts et affiches. Pour toute question concernant les films eux-mêmes, contacter directement Marion. A propos du premier film de Marion Cuerq, Si j'aurais su... je serais né en Suède ! Il faut savoir que Marion Cuerq avait 21 ans lorsqu'elle a commencé à tourner ce film1, qu'avant cela elle n'avait jamais touché à la vidéo ni filmé ni monté de film, que son budget et son matériel étaient très limités. Elle demandait qu'on ne regarde pas son film comme celui d'un professionnel, mais il se défendait pourtant très bien ! Ce que Marion a voulu montrer, c'est combien il fait bon grandir en Suède, que les enfants y sont bien traités et que cela fonctionne. "En tout cas, écrit-elle, j'y ai mis toute mon énergie, toutes mes tripes et j'ai littéralement tout donné pendant ces deux ans !!" Ce film a été un instrument important pour faire connaître la manière dont les enfants sont pris en considération en Suède et pour faire comprendre que la France doit elle aussi, le plus tôt possible, adopter une loi qui interdise toute forme de violence à l'égard des enfants. A la suite de la soirée Thema Au pays de la fessée interdite... A lire également l'interview de Marion sur où on peut voir la bande-annonce du film. [↩]
Bilanartistique Publications. Recherche appartement ou maison saison 2, avec Yves Charcot, Hachette Pratique, 2008.; Valoriser votre logement, le home staging, Hachette Pratique, 2010.; Théâtre. 2014-2015 : À gauche en sortant de l'ascenseur de Gérard Lauzier, mise en scène Arthur Jugnot, tournée puis Théâtre des Bouffes-Parisiens 2015-2016 : Le
Au cours de la keynote de mardi soir, Apple a présenté un iPhone X » on dit iPhone ten ou iPhone dix pour marquer les 10 ans de l’iPhone. Comme on s’y attendait, il est onéreux, mais il introduit un tout nouveau design bord à bord. Lien YouTubeS’abonner à Frandroid L’iPhone X, tout ce qu’Apple sait faire Beaucoup de rumeurs ont suggéré que l’iPhone X n’existerait pas, qu’il pourrait être retardé en raison de la pénurie de dalles OLED et du besoin urgent » d’Apple de trouver un autre fournisseur de dalles OLED en plus de Samsung. Apple a donc finalement choisi de dévoiler l’iPhone 8 et l’iPhone 8 Plus, ainsi qu’un iPhone X. Alors que les 8 » semblent être des mises à jour des iPhone 7, l’iPhone X introduit un tout nouveau design. Ecran Super Retina Display bord à bord et OLED Ce nouvel écran, nommé Super Retina, présente un ratio de 189, similaire à celui des LG G6 et V30, et à celui des Samsung Galaxy Note 8, S8 et S8 Plus. Résultat, ils sont plus longs que les écrans traditionnels 169 de la grande majorité des autres smartphones. Sur l’iPhone X, il mesure 5,8 pouces en diagonale avec une définition de 2436 x 1125 pixels. Cet écran est poussé sur les bords extérieurs du cadre du téléphone, il couvre environ 80 % de la face avant avant et laisse très peu de bords au-dessus et en dessous. Enfin, il gère 3D Touch et True Tone, il est également compatible HDR10 et Dolby Vision, comme chez LG et Samsung. Comme vous pouvez le voir, le haut de l’écran est très spécial sa caméra frontale est directement intégrée dans le haut de l’écran. Une sorte d’œil de cyclope qui a obligé Apple a revoir l’ergonomie d’iOS. C’est ce que l’on retrouve également sur l’Essential Phone, le smartphone créé par le co-fondateur d’Android. L’introduction d’une dalle OLED est excellente nouvelle pour les utilisateurs iPhone, Apple rejoint Samsung, LG avec le V30 ainsi que d’autres constructeurs tiers comme OnePlus ou encore Huawei. Cette technologie d’écran offre une bonne luminosité, de bons angles de vision, des couleurs vives et surtout un contraste censé être infini. C’est également une technologie bien plus économe en énergie, les pixels s’éteignent complètement pour afficher du noir. Enfin, on économise la place occupée par le système de rétroéclairage nécessaire pour le LCD. Fini le bouton d’accueil Fini le célèbre bouton d’accueil de l’iPhone, il suffit de toucher l’écran pour réveiller l’iPhone X. On peut aussi le lever, comme les anciens modèles, pour contrôler son iPhone. Plusieurs mouvements sont disponibles pour revenir à l’écran d’accueil, on glisse du bas vers le haut. Ce geste sert aussi au multitâche. La démo était plutôt convaincante, mais cela ne sera certainement pas automatique. Face ID Phil Schiller n’est pas revenu longtemps sur Touch ID, car Apple a introduit Face ID. Apple est sûr que son système est complètement sécurisé, une photo ne peut pas le duper . Selon Apple, Touch ID avait un taux d’erreur d’un sur 50 000, Face ID monte à un sur un million. Comment ça fonctionne ? Les différents capteurs au-dessus de l’écran détectent votre visage, même dans le noir. Apple évoque alors un réseau neuronal qui génère un modèle mathématique de votre visage pour ensuite le comparer avec le visage devant l’iPhone. D’après les démos, tout se fait instantanément. Cette fonctionnalité servira également à payer avec Apple Pay. Apple a également introduit les animoji, des emojis qui reprennent vos expressions de visages grâce aux capteurs au-dessus de l’écran. La démo fait plutôt peur. Ces emojis animés peuvent être rajoutés dans Messages et on peut même parler et faire animer l’animoji. Creepy. Module double caméra Comme prévu, l’iPhone X intègre un module avec deux caméras de 12 mégapixels à la verticale. Une caméra normale f/1,8, équivalent 30 mm et une caméra type zoom f/2,4, équivalent 50 mm. Nouveauté les deux sont stabilisées et ils sont accompagnés d’un flash à 4 LED au lieu de 2. Avec l’utilisation du second capteur, Apple a été encore également plus loin avec un mode Portrait Lightning. Ce nouveau mode est une sorte de mode d’éclairage avec plusieurs effets disponibles qui dépendent de la lumière et qui sont calculés en temps réel. A travers du calcul, Apple remplace donc le fond de vos photos pour créer des photos de portraits. Apple A11 Bionic L’iPhone X intègre également l’Apple A11 Bionic, comme l’iPhone 8 et 8 Plus. En plus d’être plus rapide, ce SoC conçu par Apple améliore sensiblement les performances des photographies et la vidéo avec un nouvel ISP. Il peut donc monter à 60 fps en 4K, ou réaliser des ralentis à 240 fps en 1080p, contre 720p seulement pour l’iPhone 7. Le hardware a également été conçu pour la réalité augmentée, avec de nouveaux gyroscopes et de nouveaux accéléromètres. Comme vous le verrez plus loin dans l’article, les démos d’ARKit sont toujours aussi impressionnantes. C’est le cas par exemple de la dernière création du studio Directive Games. Dans cette démo, une table se transforme en terrain de jeu pour des combats, bien entendu l’expérience est fluide et assez intéressante pour illustrer la puissance de l’iPhone et de la réalité augmentée. AirPower, charge sans fil Comme l’iPhone 8, l’iPhone X est compatible avec le standard de recharge sans fil Qi, et introduit en plus une technologie de charge sans fil, AirPower, qui permet de charger plusieurs appareils à partir d’un seul chargeur. Cette dernière est capable de charger l’Apple Watch et les AirPods. Enfin, Apple promet deux heures d’autonomies supplémentaires par rapport aux iPhone 8. Propulsé par iOS 11 Après plusieurs builds, iOS 11 est terminé. La nouvelle version du système d’exploitation d’Apple introduit de nombreuses nouveautés, que nous avons listées dans ce dossier. Apple a revu quelques points d’ergonomie, avec les menus par exemple. Une des plus grosses nouveautés concerne l’avancée d’Apple dans le monde de la réalité augmentée. Avec l’arrivée d’ARKit, un framework, Apple facilite le travail des développeurs et éditeurs. Nous avions listé quelques applications, plutôt impressionnantes. Prix et disponibilité L’Apple iPhone X sera disponible dès le 3 novembre, avec des précommandes à partir du 27 octobre. Son prix débute à 1 159 euros pour la version 64 Go, 1 329 euros pour la version 256 Go. Quelles alternatives ? La concurrence se bouscule, avec Samsung, LG, Xiaomi et Essential. Il faudra également bientôt compter sur Google avec le Pixel 2. Ces marques ont introduit des produits ultra-performants avec des écrans bord à bord impressionnantes. D’ailleurs, il ressemble beaucoup à l’Essential Phone d’Andy Rubin. Dernièrement, le Xiaomi Mi Mix 2 a également fait sensation, avec un design signé par le français Philippe Starck. 7 /10 Lien YouTubeS’abonner à Frandroid Pour nous suivre, nous vous invitons à télécharger notre application Android et iOS. Vous pourrez y lire nos articles, dossiers, et regarder nos dernières vidéos YouTube.Amplificateursintégrés haute-fidélité. Le chef d’orchestre d’une chaine haute fidélité stéréo, c’est bien l’amplificateur intégré ! Il traite toutes les sources analogiques comme la platine vinyle mais aussi les sources numériques qu'elles soient physiques comme un CD ou de-matérialisées, en streaming ou téléchargement
Tranzistor 55Published on Jan 22, 2015Retour du vinyle, éclosion de nouveaux disquaires, fidélité des musiciens à un support qui, a contrario du numérique, confère une valeur à leurs œuvre... Mayenne Culture
Enstreaming Au cinéma Salto Même pas peur ! Voir le film. Film documentaire. 07 octobre 2015 2015 France. De : Ana Dumitrescu. Même qu'on naît
slide 1 1 MOHAMMED KHAÏR-EDDINE IL ÉTAIT UNE FOIS UN VIEUX COUPLE HEUREUX Récit ÉDITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob Paris V ieslide 2 2 Qu’y a-t-il de plus fascinant et de plus inquiétant que des ruines récentes qui furent des demeures qu’on avait connues au temps où la vallée vivait au rythme des saisons du labeur des hommes qui ne négligeaient pas la moindre parcelle de terre pour assurer leur subsistance Ces maisons de pierre sèche bâties sur le flanc du roc à quelques mètres seulement au-dessus de la vallée ne sont plus qu’un triste amas de décombres domaine incontesté des reptiles des arachnides des rongeurs et des myriapodes. Le hérisson y trouve ses proies mais il n’y gîte pas. Il y vient seulement chasser la nuit quand un clair de lune blafard fait surgir çà et là des formes furtives qu’on confondrait assurément avec les anciens habitants des lieux disparus depuis longtemps peut-être au moment même où de nouveaux édifices poussaient dans la vallée villas somptueuses palais et complexes ultramodernes copies conformes des bâtiments riches et ostentatoires des grandes mégapoles du Nord. Une de ces ruines dresse des pans de murs difformes par-dessus un buisson touffus de ronces et de nopals et quelques amandiers vieux et squelettiques. Elle avait été la demeure d’un couple âgé sans descendance qui n’attirait guère l’attention car il vivait en silence presque en secret au milieu des familles nombreuses et bruyantes. L’homme avait longtemps sillonné le Nord et même une partie de l’Europe disait-on à la recherche d’une hypothétique fortune qu’il n’avait pas trouvée. Un sobriquet lui était resté de cette longue absence Bouchaïb car il avait dû travailler à Mazagan 1 . De la femme on savait peu de choses sinon qu’elle venait d’un village lointain d’une autre montagne sans doute. Depuis son retour au pays Bouchaïb n’était plus tenté par le Nord. Il ne voyageait plus que pour se rendre à tel ou tel moussem annuel comme celui de Sidi Hmad Ou Moussa... et il ne ratait jamais le souk hebdomadaire où il allait à dos d’âne tous les mercredis. Un âne timide et bien mieux traité que les baudets de la région. Il n’était jamais puni. Son maître y tenait comme à un enfant et il le disait crûment aux persécuteurs des bêtes. Ce gentil équidé en imposait aux autres ânes qu’il savait mettre au pas si nécessaire durant les battages de juin lors desquels on assistait à des bagarres mémorables entre animaux rendus fous par les grosses chaleurs ou par le rut que favorisait le nombre. Bouchaïb était un fin lettré. Il possédait des vieux manuscrits relatifs à la région et bien d’autres grimoires inaccessibles à l’homme ordinaire. Il fréquentait assidûment la mosquée ne ratait pas une seule prière il était aux yeux de tous un croyant exemplaire qui devrait nécessairement trouver sa place au Paradis. Il tenait la comptabilité de la mosquée sur un cahier d’écolier vert. Les biens de la mosquée à savoir les récoltes allaient au fqih en exercice qui en était le légitime propriétaire. À la communauté de semer labourer etc. tout revenait à l’imam en temps voulu. Bouchaïb qui était un Anflouss 2 veillait au grain rien ne pouvait tromper sa perspicacité. Il était l’écrivain public par excellence. Il rédigeait les lettres qu’on envoyait aux siens par le truchement d’un voyageur plutôt que par la poste. Il expliquait les réponses et donnait des conseils aux indécis. Il vivait comme il l’entendait après les vagabondages de jeunesse dont il évitait de parler. Le souvenir de cette existence d’errances et de dangers avait fini par déserter sa mémoire. D’aucuns murmuraient qu’il avait été en prison dans le Nord Il a fait de la taule ce gaillard devenu un saint dans sa vieillesse » disaient-ils. Il a même été soldat quelque part ajoutaient les plus finauds si c’est ça que vous appelez faire de la taule. Mais il a déserté car il trouvait ce métier pénible et dangereux. » Rien de tout cela n’était tout à fait juste seul le vieux Bouchaïb détenait le secret de sa jeunesse enfuie. Cependant comme il fallait donner un sens à tout certains n’hésitaient pas à broder des histoires qui n’en collaient pas moins durablement au person- nage visé. On ne pouvait pas se défaire d’un passé peu glorieux ni des mensonges colportés par des gens de mauvaise foi. Mais peu lui importait ce qu’on disait de lui Bouchaïb n’accordait aucun crédit aux ragots qu’il savait être la seule arme des ratés. Il avait une échoppe à Mazagan. Il l’avait donnée en gérance à un garçon d’un autre canton qui lui envoyait régulièrement un mandat de quoi vivre à l’aise dans ces confins où l’on pouvait se contenter de peu. Ainsi le vieux couple mangeait-il de la viande plusieurs fois 1 - El-Jadida. 2 - Policier de 3 3 par mois. Des tagines préparés par la vieille qui s’y connaissait. Cela donnait lieu à un rituel extrêmement précis. Seul le chat de la maison y assistait car il était tout aussi intéressé que le vieux couple. Après avoir mis un énorme quignon à cuire sous la cendre la vieille femme allumait un brasero et attendait que les braises soient bien rouges pour placer dessus un récipient de terre dans lequel elle préparait soigneusement le mets. Allongé sur un tapis noir rugueux en poils de bouc le Vieux sirotait son verre de thé et fumait ses cigarettes qu’il roulait lui-même. Ni l’un ni l’autre ne parlaient à ce moment-là. Chacun appréciait ce calme crépusculaire qui baignait les environs d’une étrange douceur et que seul le bruit des bêtes rompait par intermittence. On avait apprêté les lampes à carbure et l’on attendait patiemment le déclin du jour pour les allumer. On pouvait manger et passer la nuit sur la terrasse car l’air était agréable et le ciel prodigieusement étoilé on voyait nettement la Voie lactée qui semblait un plafond de diamants rayonnants. En observant cette fantastique chape de joyaux cosmiques le Vieux louait Dieu de lui avoir permis de vivre des moments de paix avec les seuls êtres qu’il aimât sa femme son âne et son chat car aucun de ces êtres n’était exclu de sa destinée pensait-il. De temps en temps il se remémorait les vieilles légendes mais sa pensée allait surtout s’égarer parmi ces feux chatoyants à la fois proches et lointains. Est-ce là que se trouve le fameux Paradis se demandait-il. Et l’Enfer Où serait donc l’Enfer » Comme il n’y avait aucune réponse il oubliait vite la question. Inutile de fouiller dans les mystères célestes pour savoir où est ceci ou cela. L’air devenait de plus en plus agréable à mesure que la nuit tombait. C’était l’heure où la vieille allumait les deux lampes et où les insectes appelés comme par un signal tombaient lourdement sur la terrasse. La vieille s’installait à son tour à côté du Vieux prenait son thé sans rien dire. On écoutait les mille et un petits bruits de la nature le jappement lointain du chacal la plainte du hibou le crissement des insectes et parfois le sifflement reconnaissable de certains serpents. Tous les prédateurs se préparaient à la chasse une chasse risquée où le plus fort pouvait survivre bien que le sort de la proie fût scellé d’avance. Dans l’étable la vache avait fini de manger et comme elle ne meuglait pas la vieille femme pouvait la croire endormie. C’était sa bête favorite. Elle faisait comme elle les labours dès les primes pluies d’octobre. Elle produisait un bon lait que la maîtresse de maison barattait dès la traite matinale. Ensuite elle le mettait au frais pour le repas de midi. Elle obtenait un petit-lait légèrement aigrelet qu’elle parfumait d’une pincée de thym moulu et de quelques gouttes d’huile d’argan. Le couscous d’orge aux légumes de saison passait bien avec cela. Un couscous sans viande que le vieux couple appréciait par-dessus tout. Pour la corvée d’eau la vieille allait au puits deux fois le matin. À son retour elle ne manquait jamais d’arroser copieusement un massif de menthe et d’absinthe dont elle découpait quelques tiges pour le thé qu’on consommait matin midi et soir. Les voisins avaient pris la fâcheuse habitude de venir quémander quelques brins de ces plantes mais rien n’irritait le vieux couple qui aimait rendre ces menus services. On les aimait parce qu’ils n’avaient pas d’enfants aucun litige avec les gens et que après eux leur lignée serait définitivement éteinte ce que tout le monde regretterait sans doute... oui on aimait ces deux vieillards. Mais personne n’osait aborder ce sujet tabou car l’homme stérile se considérait à tort moins qu’un homme vu que son sperme n’était qu’une eau sans vie. Le Vieux ne pensait plus à cela. Il savait que toute lignée avait une fin et il s’accommodait de cette évidence. C’est ailleurs que je recommencerai une autre jeunesse ailleurs qu’aura lieu le nouveau départ. Ici c’est fini. Mais est-ce qu’il est permis de se reproduire au Paradis » se disait-il. Des questions cul-de-sac qui ne menaient qu’à un mur infranchissable. Il n’avait donc aucun regret pas la moindre amertume. Au contraire il se sentait en paix avec son âme heureux et totalement éloigné de certaines vanités terrestres comme de posséder une nichée bruyante et batailleuse qui vous attire surtout les remontrances et la hargne du voisinage. Il n’avait donc jamais envié les pères de famille nombreuse et encore moins cesslide 4 4 pauvres hères qui alignaient tellement d’enfants qu’ils en étaient accablés. Il savait aussi que la plupart d’entre eux n’avaient aucun avenir et qu’ils répéteraient fatalement le même processus de misère en ce monde frénétique et dur. Beaucoup quittaient le pays et allaient s’échouer dans un quelconque bidonville du Nord. Ils ne revenaient plus au village. Les plus chanceux étaient engagés en Europe comme mineurs de fond. Et ceux qui trimaient à Casablanca ne relevaient la tête que s’ils étaient soutenus par les épiciers. Ils apprenaient alors le métier sur le tas et finissaient souvent par ouvrir un magasin d’alimentation. Non Décidément je n’envie pas le sort de ces reproducteurs. Sa vieille femme interrompit ses réflexions. - À quoi penses-tu donc dit-elle. Il ne répondit pas tout de suite. Il s’écoula un bon moment puis il dit - À quoi je pense Eh bien à tous ces gens qui ont trop d’enfants et qui ne peuvent même pas les nourrir. - Eh bien moi je suis une grand-mère sans petits-enfants mais je suis heureuse. - C’est ce que je pense moi-même. Sers-nous donc à dîner. Non attends un peu Je dois d’abord faire ma prière. Il se leva fit sa prière puis revint. Ils mangèrent calmement en devisant. Il lui parla de sa journée à la mosquée. Elle l’entretint de la vache de ses poules bonnes pondeuses qu’un chat sauvage égorgeait depuis peu. - Qu’est-ce que tu peux faire contre lui dit-elle. - Lui tendre un piège. Après quoi… - Mais tu as déjà essayé Au lieu de ce maudit chat c’est le coq blanc ton préféré qui a été pris. - Je mettrai le piège où la volaille ne peut pas aller c’est tout. J’ai mon idée là- dessus. - Merci. - Ton tagine est fameux. Et le pain aussi. Elle rit. - Dieu nous en fasse profiter dit-elle. Ils se resservirent du thé. - Cette année a été bénéfique il a beaucoup plu. Il est même tombé de la neige sur les hauteurs. Les moissons approchent. Tout le monde s’y prépare. As-tu pensé aux moissons demanda le Vieux. - Oui j’y pense. Je trouverai bien quelqu’un pour m’aider. Il y a un tas de jeunes filles disponibles et serviables. - Que Dieu t’entende Ils parlèrent encore un bon moment. Le Vieux fumait en avalant de toutes petites gorgées de ce thé vert de Chine qu’un ami lui envoyait de France. Un thé prohibé qu’il appréciait plus que tout au monde. Plus tard ils s’allongèrent côte à côte et s’endormirent sous le ciel étoilé du 5 5 Mais qu’est-ce que vous nous dites là Des gens d’ici seraient-ils recherchés par la police Mais qu’ont-ils donc fait et qui sont-ils » Un Mokhazni armé d’un 36 était venu ce jour-là à la mosquée en compagnie du Mokaddem. Il exhibait une liste de noms de gens recherchés Casablanca pour faits de résistance - ce qu’on appelait le terrorisme à l’époque. Et c’est en sa qualité d’Anflouss que Bouchaïb le reçut. Dans toutes les villes du Nord la résistance à l’occupation était très active. Il y avait des attentats à la bombe des rafles massives et des exécutions sommaires. Les traîtres étaient châtiés sans pitié mais les feddaïns payaient de leur vie leurs exploits. Comme Zerktouni ou Allal ben Abdallah... Certains commerçants nationalistes qui aidaient financièrement la résistance étaient connus des services secrets mais on ne pouvait pas les arrêter car ils s’étaient fondus dans la nature. On pensait donc qu’ils étaient allés se cacher dans leur village d’origine. Certains d’entre eux s’y trouvaient bel et bien mais nul n’osait les dénoncer pas même le Mokaddem ni le Cheik qui les fréquentaient quotidiennement déjeunaient ou jouaient aux cartes avec eux. Le Cheik était lui-même un résistant notoire il militait pour l’indépendance. Non On ne les a pas vus ici depuis des années dit Bouchaïb. Vous perdez votre temps et vous nous faites perdre le nôtre. Retournez plutôt chez votre capitaine et faites- lui savoir que ces gens-là ne sont pas revenus ici depuis des années. - D’accord. Mais on croit que… - On peut croire ce qu’on veut. Ils ne sont pas ici un point c’est tout. » Le Mokhazni repartit sans avoir obtenu le moindre renseignement ni le plus petit indice de leur présence. Il reprit le chemin du bureau en jurant avoir reconnu en la personne d’Untel l’un de ces fugitifs mais il n’en était pas vraiment sûr. Nous ne sommes pas des traîtres dit Bouchaïb au Mokaddem. - Ah ça non » Cependant il informa les intéressés de cette visite mais ils ne s’inquiétèrent pas. Tout ça c’est du vent. Qui peut nous atteindre ici Il faudrait une armée. Quand on est dans la montagne on est insaisissable » dirent-ils. Cet incident n’eut pas de suite. Les résistants continuèrent de vivre leur exil chez eux jusqu’à l’indépendance. Ce souvenir était si cher au vieil homme qu’il en reparlait souvent. Cette époque était celle de l’enthousiasme du sacrifice et de l’honneur. Où est tout cela à présent » affirmait-il puis il revenait au quotidien. Un quotidien calme qu’il appréciait car il n’avait aucun souci à se faire et sa seule obligation était de vivre et de prier. Ses journées se passaient entre la mosquée les champs et la maison où après le repas de midi il faisait une longue sieste à l’abri de la canicule qui régnait dehors. Il dormait dans un coin frais du rez-de-chaussée où seul le bourdonnement des mouches prises dans des toiles d’araignée se faisait entendre. Ce bruit ne le dérangeait pas. Il représentait pour lui l’une des musiques secrètes de la vie un langage essentiel adapté à l’univers des êtres qui luttent contre la mort omniprésente. - Ce soir j’irai mettre des pièges. On mangera du lièvre demain. Il avait plusieurs assortiments de pièges et il savait où les tendre pour capturer tel ou tel gibier. Il aimait bien la chair du porc-épic mais il lui préférait celle du lièvre qui sentait bon les aromates. Et c’est sans surprise que le lendemain à l’aube il rapporta deux lièvres qu’ils dégustèrent sa femme et lui le soir même sur la terrasse. Le chat eut une grosse part. - J’ai donné un peu de ce gibier à la voisine dit la voisine dit la vieille. - Tu as bien fait. Elle ne mange pratiquement pas de viande. Une fois l’an peut-être à l’occasion de l’Aïd si des gens charitables lui en offrent. Il y a longtemps qu’elle vit seule. Elle n’a personne au monde. Il faut penser à cette femme de temps en temps recommanda le Vieux. - Je pense souvent à elle je ne la néglige 6 6 Cette pauvre vieille vivait dans une immense bâtisse en partie délabrée parmi des multitudes de rats et de chauves-souris. Elle était encore assez vigoureuse pour entretenir une vache et s’occuper des corvées journalières. Tout le voisinage la respectait et l’aidait. Elle ne manquait de rien en vérité. On la surnommait Talouqit 1 sans trop savoir pourquoi. Il y avait ainsi de ces noms bizarres que les gens portaient comme une tunique élimée et dont ils ignoraient la provenance. Pendant les fêtes elle faisait elle-même le pain communautaire car elle avait dans la cour de sa maison un grand four en terre battue qu’elle utilisait à merveille. Les enfants qui venaient là ne repartaient pas sans emporter une galette rembourrée d’un oeuf dur en coque cuit à l’intérieur de la pâte. On aimait cette femme dont on savait seulement qu’elle était une sainte et qu’elle lisait et écrivait cou- ramment en arabe classique et en berbère 2 . Elle tenait ces connaissances de ses ancêtres qui étaient des cheiks vénérés fait rare dans le clan des Aït Al Hassan qui préféraient la guerre à la science. C’était donc une Tagourramte 3 capable d’engager une joute verbale avec n’importe quel alim 4 . Mais elle évitait de passer pour une guérisseuse même occasionnellement alors qu’elle n’ignorait rien des vertus des simples seule pharmacopée de l’époque. Cependant elle dut parfois soigner des enfants atteints de typhoïde ou de toute autre maladie grave. Les enfants sont des anges disait-elle. Je peux les soigner mais c’est Dieu qui les guérit. » Elle ne vendait donc pas son savoir au premier venu comme ces charlatans qui infestaient les souks et les rassemblements saisonniers. Elle s’occupait tout particulièrement des maâroufs 5 comme celui de Sidi Bourja dont le monument funéraire dominait l’entrée d’un ancien cimetière ceint d’un mur de pierre et d’épineux à l’écart du village et tout à côté de ruines presque entièrement effacées si bien qu’on ne savait rien du nom du site. Au vrai personne ne connaissait l’histoire de la région. Les écrits qui lui étaient consacrés étaient rares et indécryptables. Il aurait fallu le concours d’experts pour les traduire en clair ce qui n’ intéressait personne vu l’insignifiance historique de ces lieux reculés où l’on avait coutume de se réfugier pour fuir les envahisseurs de tout poil qui s’emparaient surtout des plaines côtières et des ports. Ces peuples des montagnes n’avaient connu que des guerres des vendettas et quand l’étranger ne les inquiétait pas ils s’étripaient entre eux s’engageant ainsi dans des luttes intestines sanglantes et interminables. - Talouqit est une sainte femme dit le Vieux. - Tout le monde en convient répondit la vieille. Elle est capable de réciter le Coran d’une seule traite. - Elle me fait penser à Lalla Tiizza Tasemlalt sainte et savante dont on dit peut-être à tort qu’elle fut la maîtresse attitrée de Sidi Hmad Ou Moussa n’Zzaouit le saint aux mille et un miracles et prodiges. - Que ne dit-on pas On fabrique des histoires à défaut de détenir la stricte vérité rétorqua la vieille. Les gens sont plus mauvais que la teigne. Pire On peut soigner la teigne mais on ne peut changer les mentalités. - En tout cas il n’y a plus de femme de ce genre précisa la vieille. Il n’y a plus que des ignorantes bâtées qui triment sous le soleil ou dans la tourmente. - C’est vrai L’ignorance fait des ravages. Nous n’appartenons pas à cette époque. Nous ne créons rien mais nous consommons tout. Serions-nous donc inutiles Nous ne valons pas grand-chose crois-moi. Un jour peut-être... Les peuples du monde entier avancent dans la lumière d’un jour nouveau pendant que nous stagnons au fond d’une obscurité semblable à une eau croupie qui déjà pue la vermine. Mais ce n’est pas à ça 1 - Boîte d’allumettes 2 - Le Tifinagh. 3 - Sainte 4 - Savant en science religieuse. 5 - Sacrifice rituel et repas en commun sous l’égide d’un 7 7 que je pense. Je ne pense qu’à moi seul en ce moment. Je ne laisserai rien derrière moi en disparaissant. Le monde peut très bien se passer de moi car même ceux qui m’enterreront ne seront pas de mon sang. C’est aussi bien comme ça. On est venu tout nu on repart tout nu. C’est de l’autre côté du visible qu’existe le miracle tant espéré même par les Prophètes et c’est pourquoi je prie Dieu de me préserver des turpitudes d’ici-bas. - C’est de la tristesse dit la vieille. - Eh non Je suis logique avec moi-même c’est tout. Tu sais il y a quand même de très bonnes choses comme ce dîner par exemple. Mais avant de nous coucher j’aimerais t’apprendre une chose... ou plutôt deux. Tout d’abord demain nous offrons un grand sacrifice à la mosquée. Deux boeufs seront égorgés. Chaque famille aura sa part de viande et il y aura un repas commun auquel seuls les hommes participeront. Ce sera magnifique. Et maintenant voici l’autre chose depuis quelque temps je fais un rêve absurde toujours le même. Il y a là un grand arbre un amandier vénérable plus haut que tous les autres... et sur ses branches supérieures beaucoup d’amandes qu’il est impossible de gauler sans grimper. Fasciné par elles je n’hésite pas je monte... et c’est au moment où je lève le bras pour gauler que je perds l’équilibre et tombe. Et puis plus rien. Qu’est-ce que ça veut dire - Je ne sais pas. Mais tu devrais faire attention. À ton âge on ne grimpe plus aux arbres. Dors bien et rêve d’autre 8 8 Cette nuit-là encore il rêva du même arbre. C’était le même scénario. Ce qui le turlupinait c’était de ne pas pouvoir donner un sens à ce songe obsédant. Il aurait pu en toucher un mot au fqih mais il ne le fit pas. Après tout presque tous les rêves relèvent de l’absurdité pure et simple pensait-il. Mais pourquoi celui-ci fausse-t-il ma gaieté » En se rendant à la mosquée il oublia complètement cet incident. Il rencontra le boucher et un vénérable vieillard qui ne sortait de chez lui qu’occasionnellement. Ils empruntèrent le même chemin montant aidant le vieux à avancer et ce jusqu’à la mosquée située tout en haut du village raison pour laquelle on l’appelait Timzguid n’t Gadirt 1 . Cette mosquée aujourd’hui désaffectée a été remplacée par un édifice en béton doté de panneaux solaires et situé sur le sol ferme et non plus sur la roche granitique. Elle ne désemplit pas car son accès est aisé. On ne s’essouffle pas pour y parvenir. Même les plus réfractaires à la marche à pied s’y rendent. Arrivés tout en haut à destination Bouchaïb et le boucher quittèrent le vieillard et allèrent voir les bêtes du sacrifice. C’étaient deux boeufs énormes un noir et un rouquin. Dès qu’ils les virent les bovins s’agitèrent et tentèrent de se relever mais ils ne le purent car ils portaient des noeuds de corde aux quatre pattes. Leurs naseaux fumaient sous le soleil matinal et l’on sentait une odeur âcre de bouse et d’urine. Les bêtes avaient passé la nuit ici même sous la surveillance d’un gardien. - Ils ont coûté cher dit Bouchaïb mais la mosquée a les moyens et les commerçants du Nord sont généreux quoi qu’on dise. Ailleurs il y a des mosquées tellement pauvres que leur imam porte des guenilles pouilleuses. Il lui arrive même parfois de jeûner faute d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent. - C’est bien ennuyeux dit le boucher. Il y avait foule sur la place. Certains hommes fumaient de longues pipes en bavardant pendant qu’un groupe de Noirs leur servaient le thé. Des enfants morveux et dépenaillés couraient les uns après les autres crâne rasé et houppe au vent. Ils avaient congé ce jour-là mais ils préféraient assister au sacrifice qu’aller se baigner dans le torrent. Leurs criailleries exaspéraient certains fumeurs qui les vouaient à tous les diables mais ces effrontés n’en avaient cure. Le goût du sang et de la fête était plus fort qu’une admonestation ou même une gifle. Aussi ne pleuraient-ils pas quand ils en recevaient une. Ils s’empourpraient seulement et se remettaient à crier plus fort qu’auparavant. On les verrait tout à l’heure courir après les boeufs auxquels on faisait faire plusieurs fois le tour de la mosquée avant le sacrifice. Au moment décisif ils regarderaient couler le sang à gros bouillons sans éprouver d’effroi. Ils trouveraient naturel qu’on égorgeât d’aussi grosses bêtes et ils se délecteraient de leur viande rouge après avoir joué au ballon avec leur vessie encore humide. De grands kanouns 2 étaient déjà allumés à l’écart. On avait apporté d’énormes marmites pour la cuisson du repas communautaire. Il n’y aurait pas de couscous vu le temps que sa préparation demandait mais on servirait un énorme tagine agrémenté de légumes divers. Le pain viendrait des fours du voisinage où les femmes s’activaient depuis le lever du jour. Après cette grande agape les inflass procéderaient au partage équitable de la viande destinée aux familles puis tous rentreraient chez eux repus et satisfaits. Ainsi se passa cette mémorable fête qui n’eut pas d’équivalent par la suite. 1 - Mosquée haute » tagadirt signifiant ici hauteur ». 2 - 9 9 Le vieux Bouchaïb raconta l’événement à sa femme mais cette affaire d’hommes ne l’intéressait pas. Elle apprécia néanmoins le lot de viande que le Vieux avait rapportée. - Tiens Pour une fois tu n’iras pas au souk dit-elle. - C’est aussi bien répondit le Vieux. Nous avons tout ce qu’il faut ici pour au moins quinze jours. - Qu’est-ce que tu veux pour ce soir Du lièvre - Il en reste encore - Oui. - Alors prépare-le. Ils étaient assis sur une natte de jonc dans une petite pièce rectangulaire qui donnait directement sur la vallée. On voyait nettement la cime des grands palmiers-dattiers et quelques vieux caroubiers plus près de la maison... On entendait le croassement des corbeaux réfugiés sur les palmes le roucoulement des tourterelles dans les oliviers et les arganiers et la stridulation insistante des cigales. À un moment donné un coup de feu claqua. Bouchaïb alla regarder par la fenêtre puis il dit - C’est Hmad qui chasse le corbeau. Sa femme est malade elle besoin de la chair de ce volatile. - La pauvre - Elle est plus jeune que toi mais si épuisée par ses grossesses qu’elle tient à peine debout. - On ne la voit jamais. On ne sait pas à quoi elle ressemble. - C’est une recluse. Hmad n’aime pas voir traîner ses femmes dehors. Il les saignerait plutôt - Ce serait dommage Ses filles sont belles. - Personne ne peut leur manquer d’égards on connaît l’esprit de vengeance de Hmad. Il va donc les vendre au plus offrant. - On dit de lui qu’il a tué au moins cent personnes avant l’arrivée des Français. - Oh Beaucoup plus Nul ne connaît le nombre exact de ses victimes. Il était le maître de la région pour ainsi dire. Mais aujourd’hui il ne lui reste que son fusil de chasse. Comme les temps ont changé hein - Mais il est toujours craint. - Oui. Aussi ne fréquente-t-il personne. Qui fréquenterait un ancien tueur Ses semblables sont morts depuis longtemps. Il est tout seul maintenant. Tout seul certes mais solide et dangereux aussi dangereux qu’un cobra d’Égypte. Assez parlé de ça Prépare- nous donc un bon thé. Celui que j’ai pris à la mosquée était infect. - Tu n’entends pas chanter la bouilloire - Si. - Veux-tu des amandes grillées - Des amandes et des dattes. Elle apporta les friandises. Il aimait les fruits secs. - Ces dattes viennent d’Algérie plus exactement de Biskra. Elles sont de loin les meilleures. - Trop sucrées. - C’est ce qui les différencie des dattes locales. Celles-là valent très cher. On ne peut les manger qu’en buvant du lait. C’est ce que font les Touaregs. As-tu déjà vu des Touaregs Elle ne répondit pas. - Non Ce sont des nomades qui possèdent d’immenses troupeaux mais ils ne mangent pratiquement pas de viande. Ils vivent seulement de lait de chamelle et de dattes. Ils sont particulièrement rudes. Des Berbères comme nous. Leurs femmes seules sont lettrées. Elles lisent et elles écrivent. Elles connaissent la vieille écriture berbère leslide 10 10 Tifinagh... et elles composent des poèmes et des chansons. - On dirait que tu les connais bien. - Oui. J’ai été spahi au Sahara mais j’ai déserté. Et quand on m’a rattrapé on m’a jeté en prison. J’ai passé cinq ans de ma vie dans les prisons militaires. J’ai cassé des pierres sous le soleil ardent. J’ai tenté maintes fois de m’évader mais on m’a repris roué de coups et enchaîné à des boulets lourds que je traînais derrière moi. Quand j’avais soif on me refusait l’eau. On n’en a pas pour toi » me répondait-on. - Tu ne m’avais jamais raconté ça dit la vieille. - À quoi bon Tu sais ce sont des choses sans importance. - Des choses sans importance Tu aurais pu y laisser ta peau. - D’autres ont souffert plus que moi ils n’en sont point morts. Va c’est le moral qui compte. Elle servit le thé. La pièce était fraîche bien qu’il fît dehors une température d’enfer. - Tu penses toujours à ton rêve demanda la vieille. - Maudit soit-il Il revient toutes les nuits comme un vautour prêt à fondre sur un malheureux blessé. - Oublie-le donc - C’est lui qui ne m’oublie pas dit-il. Il but son thé à petites gorgées fuma plusieurs cigarettes. Cette brusque escapade dans le passé avait rouvert certaines plaies qu’il croyait cicatrisées depuis longtemps. Il se revit errant de ville en ville à la recherche d’un travail mais il n’y avait rien. La misère régnait partout et une grande épidémie de typhus emportait les plus faibles. Seuls les Européens étaient soignés à temps. Cette maladie sévissait surtout dans le peuple chez les indigènes comme on les appelait alors. Il y avait des poux partout. Chez les Européens les poux n’existaient pas. Certains esprits moqueurs disaient Qui n’a pas de poux n’est pas musulman... » Les Français vivaient dans la propreté tandis que les indigènes s’entassaient les uns sur les autres dans des gourbis confinés. Plusieurs années de sécheresse avaient appauvri la campagne jadis riche en céréales qu’on exportait vers l’Europe. Maintenant les paysans se nourrissaient de racines et de tubercules eux aussi très rares. Les morts se chiffraient par milliers C’est la racaille qui crève disait-on. Bon débarras » Les colons récupéraient ainsi des terres abandonnées. Ils foraient des puits plantaient des orangers semaient du blé. Ils prospéraient sur ces terres qui n’avaient vu que des cadavres. Les humbles fellahs d’autrefois se voyaient contraints de travailler au service des nouveaux maîtres pour survivre. Ceux qui avaient eu la chance d’être engagés pouvaient compter sur l’aide du maître. Ils étaient alors pris en charge soignés bien nourris et ils pouvaient échapper au sort tragique qui décimait les gens des noualas 1 et autres hameaux qu’on finissait par déserter pour fuir une mort certaine. Des masses d’hommes envahissaient les villes et se retrouvaient parqués dans des bidonvilles déjà surpeuplés. Rares étaient ceux qui travaillaient. En Europe la Guerre durait depuis deux ans. Seules les usines d’armement allemandes fonctionnaient. La France était sous la botte nazie mais les autorités coloniales qui étaient vichystes envoyaient tout en métropole. Il n’y avait donc rien à manger pour les autochtones. Avec le débarquement américain de 1942 qui cloua au sol la flotte aérienne française fidèle au maréchal Pétain les choses se remirent à fonctionner à peu près normalement. On ouvrit des chantiers le dollar coula à flot. Les bases militaires américaines employant beaucoup de Marocains l’arrière-pays en profita. On soignait les malades. Du jour au lendemain le typhus disparut. Et comme par hasard la pluie se remit à tomber. Les campagnes reverdirent. On se remit à procréer. 1 - 11 11 L’armée française engagea des jeunes qu’on envoya sur les fronts d’Europe en Italie et ailleurs. On rendit hommage à la bravoure du Marocain tout en oubliant qu’on l’avait jusque-là méprisé. On promit même l’indépendance à Mohammed V lorsque la Guerre serait finie mais on oublia ce serment. L’euphorie des lendemains de la Guerre était telle qu’on recommença à traiter le colonisé de sous-homme de turbulent et d’ignorant congénital. D’arriéré pathologique en quelque sorte. Le Marocain ouvrit des écoles privées pour instruire ses enfants. Il lutta fermement pour sa liberté. Les prisons étaient pleines à craquer de résistants. Les exécutions sommaires étaient monnaie courante. On en était là au moment où le Mokhazni était venu se renseigner sur les fugitifs recherchés par la police. Bouchaïb l’avait renvoyé sans autre forme de procès. Ils étaient bel et bien au village. Ils se rendaient même au souk de temps en temps mais ils savaient se fondre dans la foule et disparaître au bon moment. On entendait depuis quelques jours l’explosion de mines... C’était l’un de ces recherchés qui brisait un flanc de la montagne pour agrandir sa maison. Il avait besoin de pierre pour cela. Il avait réussi le tour de force de se faire délivrer par le capitaine commandant le canton une autorisation d’achat d’explosifs. Il avait dû fournir une fausse identité sans doute. Ou soudoyer un fonctionnaire... Nul n’en savait rien. Bouchaïb qui allait chez lui pour écouter la radio la seule radio du village était au courant de ce qui se passait dans les villes du Nord. Chaque jour des traîtres étaient exécutés des bombes explosaient dans les marchés européens et aux terrasses de certains cafés à l’heure de l’apéritif. Des journaux interdits se vendaient sous le manteau. On écoutait comme une parole sacrée La Voix des Arabes émise depuis Le Caire. On avait le moral car on estimait qu’on pouvait gagner. En Algérie même et après la défaite de Diên Biên Phu la guerre de libération avait commencé. Le colonialiste était aux abois mais il ne l’admettait pas encore. On n’en était pas encore là. Il allait se ruiner dans cette aventure et accepter l’inacceptable à savoir l’indépendance des opprimés. Bouchaïb qui aurait pu prendre du galon dans l’armée comme tant d’autres préféra la vie simple aux risques et aux honneurs. C’est pourquoi il s’était retiré chez lui après s’être démené comme un diable dans les provinces du Nord. Il s’était donc marié avec une cousine lointaine et s’était mis à cultiver la terre des ancêtres. Il avait trouvé là une paix royale car il adorait la nature vierge. Et quand il pleuvait c’était l’abondance. La vie reprenait toujours le dessus. On était loin de l’agitation des villes des massacres et autres règlements de comptes. Ici on était en sûreté on pouvait sortir vaquer à ses occupations sans risquer de recevoir une balle dans la peau. Bouchaïb aimait jardiner. Il avait planté des arbres fruitiers des oliviers des amandiers et même un bananier chose inconnue dans la région. Quand il trouvait un nid dans un arbre il était heureux. Il considérait les oiseaux qui venaient dans ses champs comme ses protégés. Il avait chassé les gosses qui s’en prenaient à ces oiseaux paisibles et mis durement à l’amende leurs parents en tant qu’anflouss. Ceux-ci durent morigéner leur progéniture car plus personne ne pilla les nids. Attenant à sa maison un petit verger produisait des clémentines des oranges et des figues ces petites figues noires dont les merles se régalent dès qu’elles commencent à mûrir. Bouchaïb permet-tait à ces oiseaux dont il appréciait le chant de partager sa subsistance. Aussi ne fuyaient-ils jamais à son approche. Comme les oiseaux ne le redoutaient pas on le prenait à tort pour un saint ou un magicien. Lui seul savait que l’amour était le lien qui l’unissait à ces êtres peureux et fragiles. Un animal reconnaît très vite la bonté chez l’homme. Il sait aussi discerner le mal là où il se trouve. D’aucuns croient que la huppe l’oiseau de Salomon y voit à vingt pieds sous terre. Les gens de Mogador 1 avalent tout cru son coeur palpitant pour acquérir encore plus de perspicacité. Superstition Sans doute. Cependant ce bel oiseau si rare et solitaire fascine encore tous ceux qui le regardent. On n’en voit que rarement. Mais on se sent tout à coup heureux quand on en voit un’ dans un pré. Un oiseau seigneurial. 1 - 12 12 - Tu ne voudrais pas faire ta sieste dit la vieille. - Hein Ma sieste Eh bien pourquoi pas Comme tu me vois j’étais en train de rêver. - De ton arbre - Dieu m’en garde Non Du passé et de certaines autres choses. De la vie quoi. - Tu revis ton passé - Oui. Mais il est si effrayant si misérable qu’il serait peut-être préférable de l’oublier. - Ton passé - Le mien celui des autres. Les grandes misères de l’époque la famine les épidémies l’anéantissement collectif. - Je n’ai jamais connu ça 13 13 Les gens d’ici ne connaissent rien. Ils ont toujours relativement bien vécu. Ce sont ceux du Nord qui ont souffert. Dans les montagnes on est habitué à vivre à la dure. Quand une chose vient à manquer on lui trouve tout de suite un substitut. Là-bas quand une chose s’épuise tout s’épuise y compris le corps. Qu’il y ait une guerre par exemple et tout est remis en cause. Le sort implacable qui a mille tours dans son sac s’en mêle. Tous les malheurs s’abattent sur ces pauvres gens en même temps. Les familles se disloquent les maladies minent la population on erre sans but on mendie on perd toute dignité humaine. - On ne connaît pas ça ici dit la vieille. - Eh non Ici on est tranquille. On vit avec les saisons et au jour le jour on apprécie l’instant à sa juste mesure. Chaque minute de la vie compte. N’est-ce pas le bonheur suprême - Bien sûr que oui. - C’est pour cette raison que je n’aime plus le Nord ni ses villes tonitruantes ni ses campagnes. Et pourtant que n’ai-je chapardé dans les fermes uniquement pour survivre La famine était terrible. Les gens mouraient en masse. Des dizaines et des dizaines s’en allaient comme ça... Moi je trouvais toujours le moyen de voler quelque chose n’importe quoi pour ne pas crever de faim... C’était le vol ou la mort J’ai moins souffert en prison qu’en liberté. Elle était tout le contraire de ce qu’elle signifiait alors. Être libre et crever de faim merci Redonne-moi donc un peu de thé et quelques amandes grillées. Elle le servit. Il alluma sa énième cigarette et reprit - À cette époque sombre seuls les Européens vivaient bien. Ils avaient des médecins des aliments. Ils savaient vivre. Mais ils vivaient entre eux et pour eux-mêmes. Les autres ne les intéressaient pas. Ils pouvaient bien crever ça ne les dérangeait pas. Seuls quelques Marocains très riches vivaient aussi bien qu’eux. Le sort du peuple Ils s’en foutaient muant aux juifs ils croupissaient dans les Mellahs. Ils étaient aussi misérables que les musulmans les plus misérables. Les uns et les autres priaient le même dieu mais ils ne se comprenaient pas. Chacun suspectait l’autre de félonie de mauvaise foi de filouterie... Et cette discorde profitait surtout aux plus riches à ceux qui tiraient les ficelles. On dressait le Berbère contre l’Arabe le juif contre les deux autres au moment même où Hitler en massacrait des millions. Six millions de juifs en tout c’est ce qu’on dit. Partis en fumée dans les fours crématoires d’Allemagne et de Pologne. Le juif était alors l’ennemi numéro un le suppôt d’Iblis le sinistre usurier le pendard etc. Quelqu’un dont il fallait à tout prix se débarrasser pour la tranquillité universelle. On voulait purifier la planète. Le bouc émissaire c’était le juif. On était devenu fou à lier mais cette folie payait. Voilà pourquoi je rejette cette humanité avilie. Mais j’aimerais bien faire ma sieste à présent. Et comme il fait frais je m’allonge ici même. Il dit et s’endormit aussitôt mais il se réveilla en sursaut et maudit cent fois ce rêve qui l’obsédait le poursuivant partout comme une malédiction. Il fit le serment solennel qu’il ne se rendrait plus à la récolte des amandes. Lui qui aimait tant y participer il devrait désormais se contenter d’observer cette besogne de loin. Après tout je n’aurai qu’à prendre des précautions. Comme je ne suis plus un jeunot je dois éviter certaines tentations. Que diable vais-je chercher là On n’échappe pas à son destin. On est voué d’avance à la destruction et comme tel on ignore parfaitement où et quand et comment... Mais où est donc ma femme Ah Elle est encore allée chouchouter les bêtes je présume. Eh bien Reprenons du thé et fumons. Si le sommeil revient qu’il soit le bienvenu je suis toujours prêt à dormir un brin. » Il reprit du thé et fuma. Par la fenêtre ouverte on voyait distinctement le sommet du massif montagneux aussi pelé qu’une dune. Pas un seul arbre visible de ce côté-ci de la chaîne. Mais il devait y avoir là-haut une certaine végétation puisqu’on y chassait leslide 14 14 mouflon. On y braconnait même car il n’existait dans le pays aucune surveillance et il n’y avait pas de garde forestier à cent lieues à la ronde. Mais il fallait être un fin tireur et un grimpeur émérite pour abattre un mouflon. Rares étaient les gens capables d’un tel exploit. On pouvait les compter sur les doigts d’une seule main. En traquant le gibier des hauteurs des chasseurs confirmés avaient perdu la vie en tombant dans le précipice - une seule pierre descellée et l’on allait éclater comme un fruit trop mûr trois cents mètres plus bas sur une saillie ou une plate-forme. Aussi se faisait-on généralement accompagner d’un guide pour qui ces lieux tortueux n’avaient aucun secret. Et même alors il y avait encore des risques liés au travail des roches... personne ne pouvait prévoir un drame toujours possible. Une demi-journée est nécessaire pour atteindre ce sommet se dit le Vieux. Je connais bien cet endroit il est truffé de pièges naturels. » Autrefois il avait chassé le mouflon. La traque durait parfois plusieurs jours mais c’était souvent payant. On mangeait alors l’un des meilleurs gibiers du monde. La nuit on bivouaquait dans un creux. Après un dîner frugal on dormait jusqu’à l’aube et l’on se remettait en marche. On jouait sa vie comme sur un fil ténu qu’un rien pouvait rompre à tout moment. Mais un sentiment puissant anesthésiait durablement la peur du vide. Seul le mouflon comptait cet animal plus gros qu’un bélier domestique et qui sautait d’une roche à l’autre comme un oiseau grimpait lestement se recevait sur une saillie et disparaissait aussitôt qu’il était apparu. Impossible de suivre un tel gibier si l’on n’est pas maître absolu de ses nerfs. C’est quand on perd cet équilibre que l’accident survient. Le bon chasseur est celui qui n’éprouve aucun sentiment celui qui se fond dans la pierre devient pierre à son tour... » Bouchaïb avait passé d’excellents moments en haut avec des amis aujourd’hui disparus et qui étaient de véritables guerriers de la montagne des connaisseurs d’armes et des tireurs d’élite. C’étaient aussi des gens d’honneur... Il y avait parmi eux quelques bandits qui ne l’étaient devenus que par la force des choses. Ils allaient piller d’autres villages et ils rentraient armés jusqu’aux dents en conduisant des bêtes de somme surchargées de butin. On volait n’importe quoi car tout avait de la valeur. On pouvait tout écouler dans les souks sans encombre. Bouchaïb se souvenait de cette époque où la rapine était de rigueur. Tout le monde redoutait ces visites nocturnes. On se barricadait dès la nuit tombée jusqu’au lever du jour. Les voleurs eux-mêmes qui vivaient avec leur famille avaient peur des autres voleurs. En fait tout le monde volait alors tout le monde. Ce désordre cessa avec l’arrivée des Français qui mirent au pas les bandits coriaces et les têtes brûlées. Mais seule la peur du bagne eut véritablement raison de cette engeance. À ce souvenir Bouchaïb sourit et pensa Après tout la France nous a apporté la tranquillité. Une paix sublime. Il serait idiot de ne pas reconnaître ses bienfaits qui sont nombreux. Avant elle avant sa venue il n’y avait aucune route dans tout le pays aucune autorité non plus. Et pas la moindre sécurité. Il y a eu du changement depuis l’arrivée de la France. Ceux qui ne s’en rendent pas compte ou qui ne veulent pas l’admettre se leurrent. Eh Mais toutes ces routes ont été taillées sur le flanc de la montagne par des légionnaires au fur et à mesure que l’armée avançait... Depuis ce temps toutes les denrées et autres marchandises arrivent au souk plus la peine d’attendre des mois et des mois le retour des anciennes caravanes... Le commerce est florissant. Mais l’argent vient toujours du Nord... et celui qui n’a personne là- bas n’a rien ici non plus. Heureusement que j’ai cette échoppe à Mazagan elle me rapporte de quoi faire tourner la baraque. C’est mieux que d’aller tous les ans quémander la zakat 1 chez les gros négociants et les épiciers de la ville européenne. Cependant ils ne m’oublient pas je suis toujours sur leur liste. Je ne me déplace pas mais les sous et les colis arrivent par le car des Aït-M’Zal. Ainsi j’ai mon tabac mon thé et même des livres. Je n’ai donc vraiment besoin de rien. Ah si J’ai besoin d’un poste de radio. Par les temps qui courent il faut avoir chez soi un poste de radio. Bah Qu’est-ce que tu veux en faire Que t’importe ce qui se passe ailleurs On ne parle jamais de chez toi à la radio. Ta radio c’est ce qui t’entoure le 1 - Aumône 15 15 vent un brin d’herbe un arbre un oiseau une silhouette furtive et tous ces bruits diurnes et nocturnes qui sont la symphonie de la vie... même le coassement des crapauds et des grenouilles la nuit quand le cri du chacal répercuté au centuple par sa queue c’est une légende tranche le silence comme un couperet. Ah Le salopard Que de coqs ne m’a-t-il pas mangés Mais j’en ai eu un ou deux pardi Non non C’était pas sa faute C’était la faute des poulets. Ils n’avaient qu’à ne pas sortir du poulailler C’est que ces idiots aiment vadrouiller dehors et toujours aux heures où le carnivore est à l’affût au crépuscule de préférence et tôt le matin quand il ne fait ni jour ni nuit. À l’heure du chacal quoi. Pauvres coqs Idiots J’en ai averti plus d’un. À l’un j’ai dit Ah tu te crois libre et fort Eh bien y aura du grabuge je retrouverai ici même tes belles plumes blanches et noires demain matin. » Et c’est ce qui est arrivé hélas Le lendemain matin ses plumes voletaient au même endroit. Le prédateur ne l’avait pas raté. Eh Mais ce volatile est un parfait idiot Pour un peu il se croirait un aigle. Mais un aigle tue le chacal la différence est là. Il fond sur le charognard et le terrasse proprement. L’aigle C’est le roi du ciel. Mais où est passée ma femme Elle ne fait jamais de sieste elle. Tiens elle arrive. » - Hé Où étais-tu - Chez les bêtes. Il faut bien les nourrir et leur donner à boire. - Assieds-toi. Elle obéit. Un ballet de mouches bourdonnait dans l’air. Dehors c’était toujours la même chaleur intense qui poussait les êtres à se réfugier dans l’ombre. - Tu veux quelque chose dit-elle. - Je voulais te dire qu’il y a juste un instant j’ai vu une scolopendre au plafond. - Elle a toujours vécu sous la poutre centrale. - C’est là que je l’ai vue. Elle ressemble à une chaîne en or. - Elle est belle mais venimeuse. - Celle-ci ne ferait de mal à personne. Elle ne descend même pas. En plus elle nous connaît. Du reste elle se nourrit exclusivement d’insectes. Elle est plutôt utile tu sais. - Probablement. - On dit que lorsqu’elle mord quelqu’un elle ne lâche pas prise tant qu’on n’a pas disposé devant elle un plateau chargé d’or. Est-ce une légende - Sans aucun doute. Mais sa morsure est mortelle ça je le sais. - Nous avons un autre locataire dans le réduit de l’âne. Un beau serpent bariolé. Il a fait son gîte chez l’âne. On dirait qu’ils s’entendent bien. Quand il me voit il ne bouge pas il n’a pas peur. Ses couleurs sont superbes bleu vert orange jaune et bien d’autres encore que sais-je Il est très long. Je n’en ai jamais vu un pareil. Ce n’est peut-être pas un reptile ordinaire mais un djinn. En tout cas il mange des rats. Heureusement qu’il est là pour nous en débarrasser. Le chat comme tu sais est gâté il n’ac- cepte pas n’importe quoi. Il ne court même plus après les rats Et pourquoi en mangerait-il si habitué qu’il est aux mets délicats - Hé C’est mon chat Pourquoi mangerait-il des rats - Mais c’est son rôle - Eh non Son rôle c’est d’être tout près de moi et de ronronner. Mais où est-il passé - Il dort à l’étable. Tu le verras ce soir. Tu sais j’aime bien ce chat. N’écoute donc pas ce que je dis. - C’est pour me taquiner ou pour rire - Ho Seulement il est tout noir. Pas la moindre tache blanche Or on dit que le diable est noir et qu’un chat noir c’est l’incarnation du démon. - Sottises Un chat n’est pas plus le diable que le diable n’est un chat. Et un nègre n’est pas un diable C’est un être humain de couleur Le diable est invisible les jnounsslide 16 16 également. Un chat ou un nègre sont bel et bien visibles. Les jnouns ou le diable peuvent frapper quelqu’un quand ils le veulent il ne peut pas les voir. Il reçoit des coups c’est tout. Mais un chat ne fait de mal à personne. Un nègre si. Les coups du nègre sont tordus Mais il existe des nègres pacifiques. C’est rare très rare mais il y en a. Notre chat est un seigneur il est supérieur à un chien. Il n’a jamais attrapé la gale lui. - Tu aimes ce chat autant que tu aurais aimé un enfant n’est-ce pas - Je le considère un peu comme un fils bien qu’il ne soit pas de mon espèce. Mais ne dit-on pas que le Prophète adorait les chats ... Oui j’ai un faible pour lui c’est humain. Et dire que les autres méprisent les animaux - C’est vrai Dans les campagnes du Nord les Arabes chassent les chiens à coups de pierre. Un Français s’en est offusqué. Il m’a dit Vous autres vous êtes mauvais Vous persécutez les chiens. » J’ai répondu que le chien était une bête maudite un sournois un enragé potentiel. Mais il a maintenu son jugement les Arabes sont mauvais parce qu’ils détestent les chiens. Il n’a pas tout à fait tort. Les Arabes haïssent les chiens. Comme ils ne leur donnent rien à ronger les chiens se transforment en charognards et même en tueurs. Bien des femmes imprudentes ont ainsi été déchiquetées et dévorées par des bandes de chiens errants. - C’est horrible - Oui. Quand je te dis que le Nord n’est pas vivable Il est malsain. - Mais nos chiens ne sont pas aussi sauvages. - Ce sont des chiens de berger des gardiens de troupeaux bien dressés. Ils mangent bien et font bien leur travail. Mais quand ils contractent la rage on est obligé de les tuer et de les jeter dans un puits loin du village. À l’époque plusieurs familles avaient des troupeaux de chèvres et de moutons. Les bergers les sortaient à l’aube et les ramenaient le soir. C’était tous les jours ainsi excepté pendant les fêtes. Beau spectacle que celui du retour des bêtes au crépuscule. Bêlements cacophoniques odeurs fortes et puis la traite des femelles... On offrait du lait frais à tous ceux qui en voulaient. Sur leur passage les boucs et les chèvres en déféquant abandonnaient aussi la coquille dure des noix d’argan qu’ils avaient avalées et dont seule la peau avait été digérée. On glanait ces petites noix pour récupérer l’amande amère dont on extrayait cette huile rouge d’argan tant appréciée des montagnards. Pour ce faire les femmes grillaient les amandes avant de les moudre au moyen d’une meule de grès. Ensuite elles pressaient la pâte pour obtenir enfin cette huile parfumée unique au monde. Quant à la pâte sèche elle servait à enrichir la nourriture de la vache laitière. – Je dois t’apprendre une chose femme dit le Vieux. Une chose très importante. On est heureux ensemble n’est-ce pas – Oui mais sans enfants... – Bah C’est mieux ainsi. Dieu l’a voulu la lignée est finie. Même des rois ont subi ce sort. J’ai lu les Écritures et bien d’autres livres je sais ce que je dis. Sidna Aïssa 1 n’a pas laissé de postérité Sidna Moussa 2 non plus. Et Sidna Mohammed 3 a perdu l’unique garçon qui lui était né. Il n’a laissé que des filles. Alexandre le Grand n’a rien laissé du tout. Il mourut jeune de la malaria contractée dans les marais de l’Indus et ce sont ses généraux qui ont dépecé l’Empire après sa disparition. Il n’a donc laissé que son nom qui brille toujours comme une étoile vive au firmament du monde. Les Arabes l’appelaient Doul’ Qarnaïns 4 . C’est ainsi qu’il est nommé dans une sourate du Livre Saint 5 . Alors nous autres... Tu vois ça n’a vraiment pas d’importance Et pourtant j’en connais qui se 1 - Jésus-Christ. 2 - Moïse. 3 - Le Prophète. 4 - L’Homme à deux cornes. 5 - Le 17 17 lamentent maudissent et s’aigrissent à cause de leur stérilité. Parce que leur semence est nulle ils se croient maudits. Hé mais ce sont des fous. Dieu fait ce qu’il veut. Et moi je suis content de mon sort. - Mais tu devais me dire quelque chose d’important lui rappela la vieille. - Ah oui Oui... Ce n’est rien. Je veux seulement te dire que ta conversation vaut celle d’un homme sensé. C’est pourquoi ta présence me rassure. Elle est agréable. Tout indique que tu m’étais prédestinée. Dieu veuille qu’on se retrouve dans l’autre monde après le Grand Jugement car je ne veux pas d’autre houri que toi. Je ne suis ni un vicieux ni un polygame. On n’a pas de polygames ici mais on a des vicieux. On dit beaucoup de choses à propos d’Une-telle ou d’Untel... Moi je suis fidèle et je n’aime que toi ma vieille. Elle rit. - Tu ne m’en as jamais autant dit. - C’est 18 18 La première maison de béton apparut près du cimetière au lendemain de l’indépendance. C’était une nouveauté et son propriétaire un commerçant de Casablanca invita tout le village à célébrer cet événement. Il fit venir de loin des tolbas 1 qui récitèrent de longues sourates du Coran afin que cette demeure soit bénie et préservée des jnouns et des mauvais esprits qui pourraient remonter des entrailles de la terre afin de frapper de maux insolites ses habitants. Comme par hasard les premières automobiles firent aussi leur apparition. L ancienne piste fut prolongée de quelques kilomètres pour permettre aux nouveaux riches de se rendre jusque chez eux au volant de leur véhicule. Ils payèrent eux- mêmes des terrassiers qui travaillèrent sans relâche au déblaiement du terrain propre à ce tracé. Petit à petit l’aspect des lieux changeait. Les anciennes maisons désertées commençaient à se ruiner. Une pierre tombait une autre suivait puis les murs cédaient sous le poids des poutres. Les maisons qui se trouvaient tout en haut du village furent les premières à subir les conséquences directes de cette modernité qui était entrée ici du jour au lendemain sans crier gare. Des pompes à eau arrivèrent en même temps. On entendait partout leur pétarade. Les femmes ne s’épuisaient plus à tirer l’eau du puits à la force du poignet pour irriguer le potager. Les postes de radio inexistants jusque-là cacophonèrent la nuit couvrant de leurs grésillements les bruits naturels des champs. Le vieux couple assista sans tristesse à ces événements insidieux qui allaient transformer de fond en comble le paysage. Bouchaïb ne se plaignit pas même de l’intempestive intrusion des radios car ceux qui en possédaient habitaient loin de chez lui. Son havre était resté aussi calme qu’auparavant. En fait rien ne le gênait de ce qui venait du Nord bien qu’il continuât à se rendre au souk à dos d’âne alors que des bus faisaient la navette. Je suis le gardien de la tradition » disait-il quand on abordait ce sujet en sa présence. Et il ajoutait aussitôt Tout évolue sauf les mentalités. L’ennuyeux c’est qu’elles ont plutôt tendance à empirer. » Il n’était d’ailleurs pas le seul à se rendre au souk à dos d’âne en suivant les lacets sinueux du chemin muletier à travers la montagne au lieu de la route qui empruntait le cours de la vallée deux fois plus longue que ce parcours ancestral. Il y en avait même qui faisaient tout ce chemin à pied. Il fallait seulement se lever tôt et prendre la route pour arriver à destination avant l’embrasement du jour. À partir de dix heures en effet c’était déjà la fournaise. Les roches étaient si chauffées que tout ce lieu chaotique irradiait une énergie insupportable. Les bêtes sauvages elles-mêmes préféraient l’obscurité profonde des grottes et des anfractuosités à la lumière aveuglante et torride du jour. Chemin faisant c’était toute une expédition les voyageurs échangeaient des informations utiles s’enquéraient du sort de l’un ou de l’autre bref à aucun moment on ne s’ennuyait. On plaisantait même Hé Moussa As-tu vu ton si joli turban tout neuf - Wah Qu’a-t-il donc mon turban - Il est si beau qu’il plaît aux mouches. Elles font le voyage gratis là-dessus. - Bah Les mouches voyagent comme nous. » Et l’on riait. L’heure passait. Au souk on se séparait mais à midi on se retrouvait à la même gargote autour du même tagine de bouc. Une viande succulente car ces bêtes ne consommaient pas de déchets mais les herbes et les aromates de la montagne. Le soir avant la nuit on rentrait au village en groupe. Ce n’était pas fatigant. Ainsi pour certains prendre le car pour gagner du temps ne valait pas le coup. Il y aura toujours des chemineaux. Il y aura toujours des amoureux de la montagne » répétait le Vieux à qui voulait l’entendre. Mais la plupart des jeunes avaient maintenant des bicyclettes et même des vélomoteurs. D’autres prenaient le car. Seuls les plus endurcis se retrouvaient entre eux une fois par semaine sur le même chemin de la montagne. Ils étaient heureux de leur sort et n’enviaient pas les autres. Que le monde évolue ou craque ça ne nous dérange pas nous sommes tout à fait libres de nos mouvements. Quant aux autres si le car les laisse en plan 1 - Étudiants en 19 19 ils se voient contraints de passer la nuit au souk dans une gargote ou à la belle étoile... »slide 20 20 Des années passèrent donc ainsi apportant chacune plusieurs changements. Cependant les familles continuaient à cultiver la terre à entretenir les arbres à battre le blé ou l’orge en été... Elles avaient encore des ânes des mules et des vaches. La pluie était au rendez-vous. La sécheresse et la désertification n’étaient pas encore signalées. Les grandes calamités qui faisaient peur aux gens du Sahel et aux Pré-sahariens étaient encore loin. Au souk on n’achetait pas de légumes car on en produisait chez soi. En revanche on s’y approvisionnait en produits essentiels comme le pétrole lampant le carbure de cal- cium le thé vert seul le Vieux n’en achetait pas le sucre le sel la viande les dattes et d’autres produits inexistants au village tels que le tabac le henné les ustensiles manufacturés etc. Et même lorsqu’une boutique s’ouvrit au village tout près d’un sanctuaire vénéré et tout à côté de la seule medersa de la région même alors on allait encore au souk car c’était là qu’affluaient les marchandises innombrables et variées qui venaient du Nord. On avait le choix et l’on marchandait fermement faisant parfois tomber le prix d’une chose de moitié - ce qui plaisait même aux marchands qui méprisaient visiblement ceux qui payaient sans discussion préalable. Au souk on pouvait aussi se faire faire une djellaba une gandoura et des souliers sur mesure. Bref ce grand marché hebdomadaire avait toujours été indispensable à l’équilibre économique de la région. Aussi venait-on de loin pour y vaquer à ses affaires. Au village une petite minoterie commença de fonctionner. Les femmes qui jusque-là moulaient l’orge chez elles ne tardèrent pas à prendre l’habitude d’y aller. Seule la vieille épouse de Bouchaïb continuait de moudre ses céréales à la maison. Elle trouvait disait- elle plus de goût à la farine qu’elle produisait elle-même. - Mais tu te fatigues objectait le Vieux. - Oh non Ça me maintient en forme au contraire. Regarde donc les autres elles vieillissent plus vite que moi parce qu’elles ont de moins en moins à faire. Et quand elles s’installent chez leur mari en ville elles restent enfermées grossissent à force d’inactivité et de mangeaille graisseuse et elles tombent malades. Je plains ces époux qui se ruinent à payer des médecins et des médicaments. Que ne les ont-ils donc pas laissées tranquilles ici - Chacun a son point de vue. Le tien n’est pas dénué de sens. Mais ces femmes se vantent de vivre mieux en ville qu’ici. Là-bas elles portent de l’or. N’as-tu pas vu qu’elles ressemblent à des bijouteries ambulantes Si un voleur les dépouillait ce serait un homme riche. - Tout ça c’est du tape-à-l’oeil dit la vieille. - Du tape-à-l’ œil Hé C’est de l’or sonnant et trébuchant. Je te répète que ces parvenues portent sur elles de vraies fortunes. As-tu toi un seul bijou en or - Non. - Eh bien Tu vois la différence. - Non je ne vois pas. Je suis mieux ainsi. Pourquoi m’exhiber comme une moins- que-rien C’est de la vanité de l’ostentation que sais-je Je n’ai jamais eu que des bijoux en argent pur. C’est noble et c’est berbère. D’ailleurs j’ai des pièces rares qui valent plus cher qu’un bijou en or tout neuf. Mes parures ont une histoire tandis que ce que portent ces parvenues comme tu dis n’en a aucune. Est-ce vrai - Certes. Comme je l’ai toujours dit nous sommes les garants de la tradition. Mais veille bien sur ces pièces d’argent. Il y a des trafiquants d’objets rares partout. Tout quitte le pays s’en va ailleurs on ne sait comment... même les anciens coffres de bois. Il faut se méfier des camelots qui passent. Ce sont des pilleurs de patrimoine des rapaces et des menteurs. Ne leur montre surtout pas ce que tu possèdes. Ils seraient capables de te saigner pour l’avoir. Des mécréants Maudits soient-ils Des camelots passaient dans tous les villages de la région et comptant sur l’ignorance des femmes ils acquéraient à des prix vils des bijoux rares et d’autres objetsslide 21 21 d’art qu’ils revendaient cher à des collectionneurs étrangers. On retrouvait ainsi chez les antiquaires d’Europe des pièces en provenance du Sud. Il y avait pire certains guides touristiques n’hésitaient pas à se transformer en trafiquants. Ils vendaient même les vieux coffres précieux légués par leurs ancêtres. D’autres violaient carrément les vestiges archéologiques et tel bloc erratique qui portait quelque gravure mythique fut souvent la proie des vandales qui en emportèrent des morceaux en ayant bien entendu détérioré l’ensemble. De sorte que ce témoignage unique mutilé demeure à jamais informe. Bouchaïb avait donc mille raisons de mettre en garde son épouse contre les camelots et leur engeance. Un de ses amis qui voyageait beaucoup lui avait offert une pièce de monnaie d’argent frappée sous le règne de Moulay Hassan I. Il l’avait acquise au marché aux puces de la porte de Clignancourt à Paris. Le Vieux apprit aussi que des sacs de ces pièces avaient pris depuis longtemps la route d’Europe. On n’en retrouvait plus que dans les anciens colliers des femmes de l’Anti-Atlas. Les mères transmettaient à leurs filles ces colliers sacrés de génération en génération. - Hé C’est que des bandits d’un genre nouveau sont apparus depuis l’indépendance. Il faut se Méfier femme. - Je n’ouvre jamais ma porte aux camelots. Je suis prudente moi. - C’est bon Je disais cela pour que tu saches que les temps ont changé. Il y a bien plus de gredins qu’avant. Un bandit d’autrefois était plus honorable que la crapule de nos jours. Dieu seul sait où l’on va. Les gens ne sont plus eux-mêmes. Ils ne respectent plus que l’argent. L’argent encore l’argent. Ils vendraient tout pour de l’argent. C’est le culte du Veau d’or Comme les choses vont vite Le monde court à sa perte. On va bientôt renier père et mère pour de l’or... Mais les biens de ce monde ne sont pas durables. Ils sont périssables comme le monde. Seule compte la foi la foi inébranlable des Anciens. Là-dessus on passait à autre chose. Le vieux couple assistait aux changements rapides sans en prendre ombrage. Cela ne l’intéressait pas apparemment. D’autres maudissaient ces temps nouveaux cette jeunesse dépravée qui n’allait plus à la mosquée et qui osait s’affranchir des vieux interdits en introduisant l’alcool et autres produits prohibés dans le village. En plein été un vieux bonhomme avait remonté d’un puits une caisse de bière... Croyant que c’était de la limonade il en but une puis une autre et ainsi de suite jusqu’à l’ivresse. A son habitude il se rendit à la mosquée pour la prière. Mais là il fit scandale. Il blasphéma et traita durement l’imâm les ancêtres et le Prophète. Plus tard on découvrit la raison de sa brusque folie et on lui pardonna. Mais on dut le soigner car cette cuite l’avait rendu malade. On sut que c’étaient des jeunes gens du village en vacances d’été qui avaient mis la caisse de bière à rafraîchir dans le puits. Mais le vieillard l’avait récupérée avant eux... Cette histoire fit rire le vieux couple qui trouvait finalement beaucoup d’esprit à ces jeunots nés ici mais changés par la ville. Ils réussiront peut-être mieux que d’autres dans la vie dit le Vieux. En tout cas ils ont de l’audace. » Sa femme qui ne connaissait ni la ville ni ce genre d’individus écoutait sans commentaire. Mais chaque fois qu’elle repensait au vieux soûlographe malgré lui elle éclatait d’un rire qui se transformait vite en une quinte douloureuse. Elle devait prendre mainte potion balsamique pour l’arrêter. En tant qu’anflouss Bouchaïb aurait dû dénoncer le comportement de ces jeunes gens irrespectueux des coutumes. Il n’en fit rien. Il avait lui-même pas mal picolé lorsqu’il errait après un avenir insaisissable de bourg en bourg et de ville en ville affamé presque nu les yeux fiévreux et l’haleine fétide. Combien de fois n’avait-il pas trouvé la paix dans l’alcool et ses adjuvants hein Il buvait alors la mahia des juifs car le vin était interdit aux musulmans. Seuls les Européens et leurs séides y avaient droit. Mais on pouvait aisément se procurer du whisky dans les bases américaines. Il suffisait de connaître un ouvrier du coin. On pouvait même y acheter des armes légères. Une base américaine était alors comme un marché libre une vraie passoire Ayant expliqué à sa femme pourquoi il n’en voulaitslide 22 22 pas à ces jeunes gens il ajouta - Après tout s’ils boivent c’est la faute de leurs parents qui vendent du vin dans leurs épiceries. Hé C’est qu’on s’enrichit vite en vendant du vin et des alcools aux Arabes. Les Arabes boivent beaucoup plus que tous les autres. Ils engloutissent toutes leurs économies dans la boisson. Ils font des stocks chez eux pour passer le ramadan ou les fêtes religieuses... Un Arabe boit pour fuir la réalité. Il se drogue et il boit. Depuis peu les Chleuhs suivent la même pente. Ils appellent ça la modernité. Autrement dit qui ne boit pas n’est pas moderne. C’est un débile un rebut de l’histoire humaine un attardé mental un moins-que-rien en somme... C’est lumineux comme préjugé hein Mais une chose en entraînant forcément une autre beaucoup de ceux qui s’adonnent à l’alcoolisme font faillite et se clochardisent. N’entends-tu pas dire souvent Untel a bouffé son fonds de commerce » Hé C’est qu’il a tout liquidé en alcool et en putes voilà ce qu’il faut entendre par là. Au souk même le vin est en vente sous le manteau. Ne s’en procurent que ceux qui ne peuvent pas s’en passer. Ceux-là se cachent pour siffler leur bouteille. On ne les voit jamais dehors quand ils ont bu. Ils risqueraient six mois de prison pour ivresse publique. Aussi se terrent-ils comme des rats pour s’enivrer entre copains. Mais parfois ça se termine mal très mal. Il y a eu un meurtre au souk il n’y a pas si longtemps un meurtre lié à l’alcoolisme. Une beuverie suivie d’une bagarre... On s’était battu pour des broutilles. Tu vois Ça c ’ est la modernité Il est dit dans les Écritures saintes Tu ne tueras point. » Mais l’homme n ’ en fait qu’à sa tête il tue il vole il ment. Il tue parce qu ’ il a peur. Il a tout le temps peur de tout y compris de lui-même. Au souk il y a toujours eu des prostituées. Ce n ’ est donc pas une nouveauté. Au village même il y en a une ou deux... la plus connue c ’ est la veuve Unetelle... Le monde n’a jamais été propre. Alors... - Tout ça ne t’alarme donc pas dit la vieille. - Non Pas du tout... Le Temps est le principal acteur de l’Histoire. Il modèle les uns et les autres selon ses caprices. Tu vois comme il change tout au fur et à mesure. Rien ne lui résiste aucun être aucune chose. Allah est le plus grand Wa Salam - J’ai remarqué que tu écrivais quelque chose. C ’ est quoi donc - Oh De la poésie berbère. - Mais tu n’es pas un raïss 1 tu n ’ as pas d’instrument de musique. - Hé La poésie est en elle-même une musique. Elle n ’ a besoin que de ses propres rythmes affirma le Vieux. - Et qu’est-ce que tu comptes faire de ces écrits - Ho rien. - Pourrais-tu m’en dire un Une autre fois. 1 - Poète et chanteur 23 23 Ils étaient une fois de plus sur la terrasse. L’été tirait presque à sa fin. Les moissons avaient été bonnes la récolte des olives et des amandes aussi. Comme toujours la vieille préparait son tagine pendant que le Vieux fumait et sirotait du thé. Et comme toujours en été l’espace était splendide. Des mil-liards d’étoiles illuminaient le firmament. De temps à autre une météorite fendait l’atmosphère en un trait rouge qui s’évanouissait rapidement. Dieu est en train de lapider le Diable... » disaient les Anciens à la vue de ces phénomènes cosmiques. Bouchaïb ne croyait pas à cela. Il connaissait bien l’astronomie. Il avait lu tant et tant de livres qu’il eût écrit lui-même si le sort ne s’en était mêlé... Mais il ne regrettait rien. Ses poésies berbères qu’on lirait peut-être un jour étaient son unique plaisir. Mais qui s’occupait de la poésie berbère Il écrivait donc pour lui-même comme l’avaient fait certains fqihs dont on découvre aujourd’hui seulement les oeuvres poétiques. Mais c’étaient des soufis. Bouchaïb avait confié quelques copies de ses poèmes à l’imam de la medersa qui les avait lus et aussitôt rangés avec d’autres manuscrits dans sa bibliothèque. Cet imam avait dit Ces poésies sont belles un trésor pour le futur. Rien ne se perd. En as-tu d’autres - Non. Tout est là. - C’est bon. » Le fumet du tagine embaumait l’air. Le chat noir mort depuis longtemps avait laissé sa place à un autre chat roux celui-là. Un chat fauve semblable à une boule de feu. Il n’avait pas connu son prédécesseur mais il se comportait exactement comme lui. Il adorait ses maîtres qui le gavaient. Le chat sentait l’affection qu’ils avaient pour lui. Il ne manquait donc aucune occasion de faire montre de la sienne à leur égard. Il les considérait comme des êtres lui appartenant en propre. Il se frottait à leurs jambes pour marquer son territoire exclusif ronronnait tout près d’eux quand ils étaient couchés chassait d’un coup de patte un éventuel scorpion et les autres insectes qui s’aventuraient par là. Bref il était un aussi bon gardien qu’un chien dressé. Dans la journée il mangeait peu et pour fuir la canicule il se réfugiait chez la mule que l’ancien âne étant mort Bouchaïb avait acquise pour le remplacer. Celle-ci acceptait la présence du chat dans son réduit sombre où pas un rayon de lumière ne parvenait. Il dormait là jusqu’au crépuscule ensuite il rejoignait le vieux couple sur la terrasse. Cette nuit-là le chat ne dormit pas avec eux. Il était inquiet mal à l’aise. Il goûta à peine à sa pitance. À un moment il disparut carrément. Ce chat est peut-être malade » pensèrent les deux vieux puis ils l’oublièrent. Ils dînèrent prièrent et se couchèrent. Au milieu de la nuit ils furent réveillés en sursaut par des secousses sismiques violentes. Une crainte supersti- tieuse les étreignit mais ils se calmèrent et avant de se rendormir le Vieux dit Ce n’est qu’un tremblement de terre. Il peut avoir des répliques. Allez dormons... » Le lendemain on commenta cet événement à la mosquée. On apprit un peu plus tard que la ville d’Agadir avait été complètement détruite. On y ramassait beaucoup de cadavres et beaucoup de survivants et de morts étaient encore sous les décombres. Dans le village même pas un seul mur n’avait bougé. Mais les gens sortaient d’une frayeur étrange et même les plus endurcis allèrent faire des offrandes aux cheiks locaux. Une peur sourde et inexplicable s’était brusquement saisie de ces gens d’ordinaire insouciants. On recommençait à craindre l’au-delà à visiter la tombe des ancêtres et on priait à l’heure dite en demandant à Dieu d’étendre sa protection sur le village et la famille. Au-delà de la montagne du côté de l’océan une ville avait été rayée de la carte en quelques secondes. Des esprits d’un autre âge commentèrent à leur manière ce tremblement de terre. Ils rappelèrent à qui voulait l’entendre la destruction de Sodome et Gomorrhe et ils affirmèrent qu’Agadir était le berceau même de la luxure et de la sodomie que le touriste européen n’y venait que pour satisfaire ses perversions sexuelles et dévoyer une jeunesse oisive queslide 24 24 l’argent facilement gagné tentait plus que les études ou le travail honnête. Ils mettaient en cause les autorités laxistes et les parents qui profitaient de cette aubaine sans poser la moindre question... Ils prophétisaient des lendemains éprouvants à cette jeunesse irrespectueuse et dépravée qui se livrait à l’alcoolisme la drogue et la prostitution sans retenue et sans honte. Oui même les Chleuhs ont changé disaient-ils. Ils ont succombé à l’argent qui est le véritable instrument d’Iblis - qu’il soit mille fois maudit » En fait tout le monde pensait la même chose sauf le vieux Bouchaïb qui en savait un bout sur les mécanismes sismologiques et autres phénomènes naturels. Mais il n’intervint pas dans la polémique sachant qu’il ne pouvait pas convaincre des gens bornés qui mêlaient souvent religion et superstition histoire et légendes etc. À sa femme pourtant qui l’écoutait avec ferveur quand il abordait un sujet difficile il expliqua la sismicité des sols et le pourquoi d’une telle catastrophe. Quand il eut fini elle hocha la tête et dit - Oui mais Dieu s’est servi de cette force qu’il a lui-même créée pour châtier ces mécréants. Bouchaïb éclata de rire et rétorqua - Après tout c’est possible. Pourquoi pas Si Dieu a créé de tels phénomènes c’est bien pour qu’ils servent quelque cause obscure. Mais l’ignorance est aussi malsaine que la mécréante. Le Prophète a bien dit Ô gens Allez chercher le savoir jusqu’en Chine. Dieu Seul est Omniscient. » L’homme quant à lui naît tout nu ajouta Bouchaïb. Il est faible et ignorant. Il doit tout apprendre pour se construire une personnalité et vivre pleinement. Ceux qui parlent de châtiment suprême à propos d’Agadir ne sont que des ignorants. Ils n’ont jamais ouvert un livre jamais rien lu. D’ailleurs ils ne savent ni lire ni écrire. Il ne faut surtout pas les croire. Pour eux il n’y a que la magie et la religion mais comme ils ne connaissent ni l’une ni l’autre ils tâtonnent et débitent des stupidités. C’est cette espèce de crédulité qui empêche le commun d’évoluer. Il refuse l’évidence. Tu lui dis Cet engin qui brille en passant au-dessus de nous toutes les nuits c’est le Spoutnik que les Russes ont lancé dans l’espace. Il fait le tour de la Terre en émettant des bip-bip. » Mais l’ignorant hausse les épaules et répond Hé Tu te moques de moi C’est un démon qui fait sa tournée. » Voilà où on en est. Tu sais beaucoup de nations sont en avance sur nous. Nous sommes en queue du peloton. Nous ne parvenons pas à nous accrocher ni à nous accorder avec les autres. Cette course effrénée nous semble pénible. On dirait qu’elle n’est pas faite pour nous. Hélas depuis 1492 les Arabes reculent. Ils vivent toujours dans un passé mythique. Mais où sont donc passés les Almoravides les Almohades ces grands ancêtres Ibn Khaldoun l’a bien dit Ida ouribat khouribat wa ida khouribat lam touskan 1 . » Ibn Khaldoun Un grand déçu de l’Histoire. Il a vécu la chute des Arabes lui. Il en a souffert plus que tout autre. Cette conversation ou plutôt ce monologue écouté par la vieille femme avec une curiosité non feinte seyait parfaitement à l’endroit à cette terrasse fraîche et tranquille de la vénérable demeure où le couple s’installait dès le crépuscule pour dîner et dormir à la belle étoile sans être agressé par ces myriades de moustiques qui infestaient le torrent dont les eaux stagnantes encore investies par des grenouilles des poissons des sangsues et des dytiques attendaient dans les creux rocheux et sous l’ombrage des branches qui les préservait tant bien que mal des effets de la canicule un hypothétique orage capable de les regonfler... mais il tardait à venir malgré le passage fréquent de gros nuages noirs... Les hommes les bêtes la terre assoiffée et brillante toute la Création semblait en attente. Une nuit cependant les vannes du ciel s’ouvrirent si vite que le vieux couple eut à peine le temps de déménager ses affaires dans une antichambre voisine. Mais il était heureux bien que trempé jusqu’aux os. L’orage grondait sur. la montagne qui en propageait le bruit assourdissant et la pluie tomba sans discontinuité jusqu’au matin. Tous les puits et les cours d’eau étaient pleins. La nature paraissait nettement revivifiée 1 - Quand une maison ou une nation est arabisée elle se délabre et quand elle est délabrée elle n’est pas 25 25 après des chaleurs si dures que même les arbres les plus tenaces avaient commencé à s’étioler. L’on craignait que la saison fût mal engagée et certains vieux se rappelaient les grandes sécheresses d’autrefois la disette les maladies le désespoir des êtres et des choses. Cette désolation qui plaquait sur le paysage un masque de mort aussi sinistre que la face de Méduse. Seuls les gens qui dépendaient étroitement de la production di sol étaient concernés par les changements climatiques. Ceux qui ne revenaient du Nord que pour un bref séjour ignoraient ces préoccupations. Il y a de tout au souk disaient-ils. Pourquoi s’entêter à toujours gratter une terre pierreuse qui ne donne pas grand-chose qu’il pleuve ou pas » Ceux-là achetaient leur pain chez le boulanger ils ne peinaient pas pour en fabriquer. Le paysan du Sud devait labourer semer suer moissonner et battre l’orge avant d’avoir du pain ou du couscous. Il vivait de sa terre et n’avait pas d’autre revenu comme le citadin qui semblait ignorer la misère dont il était lui-même issu. Un com- merçant de Casablanca ou de Tanger qui se pavanait chaque été dans son village natal et dont chaque geste paraissait dire Hé M’as-tu vu Moi j’ai réussi » Un vrai taré aux yeux de ce pauvre paysan qui disputait à la terre rude sa maigre subsistance et qui en réponse et pour lui seul disait tout bas Je vis proprement sainement. Moi je ne mange pas le poison des villes et je ne vais pas chez le médecin pour soigner mon estomac ou mon foie... » Même le vieux Bouchaïb qui pourtant en avait vu d’autres méprisait ces gens qui venaient faire étalage de leur fortune si rapidement acquise et qui distribuaient l’aumône au compte-gouttes... Ces parvenus sentaient encore l’indigence à plein nez chose dont ils ne pouvaient pas se débarrasser comme d’une vieille défroque. Elle les avait si bien marqués qu’elle les tenaillait si ancienne fût-elle elle les poussait même à suspecter tout le monde. Aussi ne donnaient-ils jamais rien de bon coeur. Ils avaient peur de tout perdre et de retomber dans la misère de jadis. Ils se revoyaient pouilleux en hardes se grattant jusqu’au sang en des jours qui se prolongeaient indéfiniment dans la clarté fauve du soleil affamés assoiffés et n’ayant d’autre ressource que la patience. Mioches sales morveux et criards engoncés dans une laine grossière mitée dix fois raccommodée certains suçaient des boulettes de terre malgré les admonestations d’une mère ou d’une tante qui n’avaient rien à leur donner pas la moindre petite galette et d’autres grignotaient n’importe quoi même des bouts de bois... C’était presque la famine. L’angoisse taraudait les corps. On mourait vite. Chaque jour on enterrait des nourrissons car les mamelles étaient sèches tout comme la glèbe... et le ciel limpide désespérément bleu un défi à toute velléité de vie à toute espérance. Voilà pourquoi ces parvenus qui connaissaient à présent le luxe étaient si près de leurs sous. Si les autres ces paresseux avaient fait la même expérience que nous nous serions tous égaux et nul ne serait obligé de nous regarder de travers pensaient-ils. Tous les ans nous donnons la zakat et nous réglons nos impôts à l’État c’est suffisant Hé Le reste est pour nous et nos enfants. Que chacun s’assume que diable Nous ne sommes pas responsables des autres ces fainéants barbares qui nous égorgeraient bien s’ils le pouvaient Ils n’ont qu’à travailler eux aussi Le pays est si riche il y en a pour tout le monde Personne ne crève plus de faim comme autrefois. Quand on donne du pain au mendiant il vous toise avec mépris car ce qu’il veut c’est de l’argent. Beaucoup de paresseux s’enrichissent de la sorte... La mendicité est devenue un métier une affaire comme une autre qui tourne bien... Voyez Il y a partout des mendiants aux feux rouges dans les cafés... Ils embêtent tout le monde. Avec eux on n’est pas tranquille. Si on ne donne rien on est copieusement insulté. C’est très lucratif. L’État n’a qu’à balayer cette racaille. Ça finit par gêner même les touristes. Il y en a assez de voir cette vermine souiller nos belles cités. Oui On ne voit plus les mendiants dans les quartiers populaires mais là où l’argent circule en ville et même à l’entrée des banques. Et que dire de ces femmes qui louent des gamins à la journée pour mendier Elles les droguent pour qu’ils ne pleurent pas. Certaines traînent avec elles deux ou trois gosses... Elles n’hésitent pas à entrer dans les bars sachant qu’un type qui boit a forcément la fibre sentimentale sensible. Tantôt on donne tantôt on ne donne pas. C’estslide 26 26 une question d’humeur... » Ainsi justifiaient-ils leur refus catégorique de distribuer l’aumône à tout bout de champ et à n’importe qui. Oui oui reconnaissait-on mais ici au village il n’y a pas de mendicité organisée. Il y a des pauvres pourtant qui ne tendent pas la main. Il faudrait les aider d’une façon ou d’une autre. » Ceux-là nous les aidons. Chaque année ils perçoivent leur part de la zakat. Que veulent-ils de plus Nous sommes certes riches mais nous ne sommes pas l’État. Or seul l’État a les épaules assez robustes pour supporter ce poids considérable. » Au fil des années les villes grossissaient de l’apport d’une déruralisation accélérée consécutive aux mauvaises conditions climatiques ou tout simplement à l’appel irrésistible de la grande cité qui obnubilait une jeunesse rêveuse la poussant à abandonner la terre natale pour courir après la fortune dans les faubourgs de ces mégapoles trépidantes. Et c’étaient ces jeunes gens-là qui devenaient des délinquants et des meurtriers car ne trouvant aucun emploi et n’ayant appris aucun métier ils devaient voler agresser les autres et même tuer pour se nourrir. Tous se droguaient afin d’oublier qu’ils étaient de ce monde. D’autres s’enivraient à l’alcool à brûler et les plus jeunes qui n’avaient pas encore atteint l’adolescence inhalaient des solvants et des colles fortes qui détruisaient irrémédiablement leurs neurones. Il y avait partout de ces enfants qui vivotaient dans les rues au milieu d’une population 27 27 Les communications allant très vite je vieux Bouchaïb était bien sûr au courant de ce qui se passait dans les villes mais il n’y remettrait pas les pieds pour tout l’or du monde. Malgré les changements intervenus au cours des années le village restait encore un coin de paradis où la tempête universelle ne parvenait pas à rompre cet équilibre immémorial qui semblait émaner des roches et imprégnait la conscience des hommes d’une foi en la vie plus forte que toute autre tentation... Seuls de jeunes écervelés voulant imiter à tout prix leurs aînés allaient se perdre ailleurs abandonnant à la friche les terres qui les avaient nourris et vu grandir... L’ancienne solidarité n’existait plus depuis l’indépendance. Ils devaient se débrouiller tout seuls pour trouver un emploi. La plupart devenaient garçons de café chasseurs d’hôtel. D’autres réussissaient à quitter le pays pour la France la Belgique ou la Hollande. Ceux-là revenaient chaque année au volant d’une nouvelle voiture qu’ils revendaient à bas prix avant de repartir. En un mois de vacances fébriles ils dépensaient toutes leurs économies. Les plus futés ne revenaient pas au pays ils investissaient leur pécule dans le commerce. Les plus entreprenants s’étaient enrichis au fil des ans. D’aucuns avaient acquis des plantations d’agrumes facilement exportables dans la vallée du Souss. Ils revenaient parfois mais ils ne s’attardaient pas. Ils étaient devenus des hommes d’affaires pas des immigrés ordinaires. Après des années d’usine ils avaient réussi à voler de leurs propres ailes et ce bien avant les années de récession et de chômage qui laissaient la majorité des expatriés dans un état de désespoir sans bornes. Incapables de se recycler ils dépendaient entièrement de l’assistanat des allocations familiales et autres aides ponctuelles que les mairies allouaient aux familles pléthoriques. Ils étaient passés du tiers-monde au quart-monde sans même s’en rendre compte. Condamnés à subir leur déchéance en Europe ils ne pouvaient plus revenir au pays d’où ils étaient partis un beau matin pleins d’espérance et rêvant d’un avenir doré où tout serait facile vu qu’ils gagneraient des sommes colossales pensaient-ils. Mais les années passant sans rien apporter d’autre qu’une misère à peine déguisée ils durent déchanter et oublier pourquoi ils s’étaient exilés. Leurs enfants incultes comme eux rééditèrent le même topo en l’amplifiant. Ils constituaient désormais l’essentiel de la population délinquante et carcérale des pays d’Europe car le trafic de stupéfiants et le vol étaient le seul métier où ils excellaient. Un métier à la portée des exclus de la société industrielle qui rejetait ces indésirables en des banlieues surpeuplées dangereuses et sinistres. - Ces enfants nés en Europe sont les pires qui soient dit le vieux Bouchaïb. Ils ne respectent même pas les morts. J’en ai vu une bande qui profanait les tombes. Ils ne parlent même pas notre langue. Qu’est-ce que je pourrais bien leur dire Parler à leur père Je n’ai plus le temps de m’occuper de ça. D’ailleurs je suis blasé et fatigué. Que ces garnements tombent donc un jour sur une de ces vipères noires qui infestent les tertres et on rira bien Il paraît qu’on ne survit pas plus d’une heure à leur morsure... - Mais ils ne font pas que cela dit la vieille. Ils saccagent aussi les cultures du côté de la rivière. - Et que font donc les propriétaires - Ils ont porté plainte. Le père paiera sûrement une amende. Tu connais leur père - Je l’ai connu tout mioche. C’était alors un bon petit gars. - Mais ses enfants... - Ce ne sont pas ses enfants vu qu’ils sont nés en France. Ils ressemblent à tous les voyous du monde. Tu vois les parents n’ont plus aucun pouvoir sur leur progéniture. - Dieu nous préserve de ces diablotins dit la vieille. - Nous ne risquons plus rien nous autres. Nous avons mieux vécu que ces parents qui ont semé à tout-va sans savoir où cela pourrait les mener. Beaucoup s’en sont mordu les doigts. N’a pas une bonne progéniture qui veut. Allons chercher les petits os des vieux » ont dit ces chenapans en courant dans le cimetière et en donnant des coups de pied dans les tertres. Du jamais-vu Ils n’ont même pas peur de la mort et encore moinsslide 28 28 de ses symboles Ils se conduisent tout à fait comme des charognards. Je me demande ce qu’on leur apprend là-bas dans les écoles. Cette bande d’enfants venus de France pour seulement un mois de vacances et pour connaître le village de leur père était mal vue par les autochtones. Elle était turbulente et ne comprenait pas l’idiome local. Il n’y avait entre ces gamins et les gens aucune communication. En outre ils causaient des déprédations au préjudice des cultivateurs. Ils arrachaient des fruits des tomates des aubergines sans aucun discernement... et ils emportaient cela comme un butin de guerre. Le plus âgé avait à peine quatorze ans. C’était lui le meneur Je connais la tombe à grand-mère. Allons-y Je prendrai un petit os comme ça il montra son pouce comme souvenir. Je le mettrai dans un tube de verre comme une relique. J’ai déjà vu ça dans les églises. » Ils se rendirent donc au cimetière et ils se mirent aussitôt à gratter les tertres avec des bouts de bois. À ce moment-là le vieux Bouchaïb passait dans les parages. Ils le regardèrent effrontément sans cesser de fouiller... Le Vieux les maudit cent fois lui que le nom seul du cimetière effrayait lorsqu’il était enfant. Il ne s’arrêta pas et ne leur dit rien. D’ailleurs ils parlaient une langue étrangère. Une langue qu’il comprenait à peine. Une langue de démon sans doute. Ça n’était pas le français qu’il avait baragouiné à la caserne ni celui parlé par les épiciers de Casablanca. C’était le langage obscur d’un autre monde une sorte d’argot en somme. Est-ce que leurs parents les comprennent au moins s’était-il demandé. Je n’en suis pas si sûr. »slide 29 29 L’hiver commença par des rafales de vent qui balayaient la vallée avec une violence telle que certains palmiers légendaires furent abattus comme des fétus de paille. La tempête faisait rage et personne n’osait sortir. Les bêtes et les hommes restaient cloîtrés et toutes les portes et les fenêtres closes. Un froid glacial s’était soudain répandu car il avait abondamment neigé sur les hauteurs. On entendait le bruit ronflant du torrent principal et de ses affluents quand le vent tombait. Cette musique à la fois sourde et régu- lière aux rythmes multiples divertissait ceux qui ne comptaient que sur la terre pour vivre. Quand on se hasardait à monter sur la terrasse on voyait au loin scintiller la grande cascade du djebel Lekest dont la chute vertigineuse finissait six cents mètres plus bas entre deux villages accrochés au mont comme des arapèdes. Les routes étaient coupées là où passaient les cours d’eau et où n’existait pas de pont. Aussi ne voyait-on plus aucune automobile. On était isolé du reste du monde car personne n’allait au souk. On attendait une accalmie terré chez soi devant un feu de kanoun pétillant qui enfumait la maison. Le temps s’écoulait sans que l’on s’en préoccupât le moins du monde. Comme la tourmente ne durait guère plus de quelques jours on préférait rester bloqué bien à l’abri plutôt que d’aller se risquer à l’extérieur. Beaucoup d’imprudents avaient perdu la vie de cette manière. Certains d’avoir bravé le torrent en crue... D’autres furent assommés par la chute d’un arbre ou d’une grosse pierre. On était constamment en danger au-dehors lorsque la nature se déchaînait et qu’un flot diluvien emportait tout sur son passage animaux égarés mais jamais d’animaux sauvages arbustes déracinés etc. Chez soi on se vêtait chaudement et on se chauffait à un grand feu de bois qu’on entretenait régulièrement. On se racontait des histoires on mangeait et on dormait. On se reposait ainsi pour mieux affronter les fatigues à venir car il y aurait la terre à travailler le fumier à sortir et bien d’autres besognes. - C’est trop enfumé ici dit le Vieux. - Le soupirail est ouvert dans l’anoual 1 mais le vent rabat la fumée répondit la vieille. - La mosquée me manque dit le Vieux. Le pauvre fqih est tout seul sans doute mais on doit lui porter sa nourriture par tous les temps c’est une obligation. - Il n’est pas à plaindre. Il a droit à quatre repas par jour petit déjeuner déjeuner goûter et dîner. Qui dit mieux Et qui de nous autres dévore autant de nourriture - C’est une tradition le fqih doit être choyé plus que tout autre affirma le Vieux. - Au moins le nôtre est un type bien. - Tu parles du nouveau - Oui. - Il est encore à l’essai. Au fait le vieux a pris sa retraite. Maintenant nous avons un jeune frais émoulu de l’institut de Taroudannt. Il est très cultivé. Et il ne porte pas la barbe comme tant d’autres... - Toi tu en portes une. - J’ai toujours eu une barbe. - Elle te sied bien. - Certes Je ne me vois pas sans barbe. Elle n’est pour moi rien d’autre que le prolongement de mon corps pas une parure ni un signe distinctif. Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir grignoter ce soir dis - Un tagine aux oignons et aux pruneaux. - C’est bon. - Il n’y a pas encore de légumes. - Donc pas de navets et pas de carottes. - Tu en auras plein dans quelques semaines. Tu seras même éc œuré tellement il y en aura. 1 - Cuisine berbère 30 30 - Dieu fait bien les choses. - Qu’Il soit loué dit-elle. J’ai préparé un joli quignon bien rond et bien craquant et doré comme tu aimes. Que voudrais-tu comme viande Du boeuf s’il en reste. - Il y en a du salé. C’est plus succulent que la viande fraîche. - Un mets de pacha. - Un mets tout court. Les pachas mangent la gazelle à ce qu’on dit. - Ils ne se refusent rien. Le Vieux fumait paisiblement et buvait du thé. Il y avait devant lui sur une petite table ronde un cahier ouvert un porte-plume et un encrier. De temps en temps il couchait un vers ou deux sur la page blanche. Il venait de commencer un nouveau poème. La vieille le regardait faire sans oser lui demander ce qu’il écrivait. Mais elle se doutait que ça ne pouvait être que de la poésie cette poésie qu’elle aurait tant aimé entendre. Le Vieux mettait en vers l’histoire épique d’un saint méconnu qui aurait combattu les démons et autres êtres infernaux toute sa vie durant. À côté de son maître le chat roux somnolait sur un oreiller et chaque fois qu’il entendait le crissement de la plume sur le papier il dressait les oreilles et remuait la queue. À un moment donné le Vieux dit tout haut - Mon chat tu comprends la poésie. Chaque fois que la plume court sur le papier tu te redresses comme pour applaudir. Tu saisis tout rien qu’à ce bruit insolite. La vieille éclata de rire. Elle dit vivement comme pour se rattraper - Ne t’offense surtout pas. Mais pardonne-moi. Je dois rire en effet. Après tout un chat n’est qu’un chat. C’est seulement le bruit qui le fait réagir. C’est à moi que tu devrais dire ces poèmes pas au chat. Et pourquoi pas à la mule ou à la vache tant que tu y es -Tu exagères Ces animaux comprennent mieux que les hommes. - Je ne crois pas. Bon Voici le début de ce nouveau poème Ne cherchez pas ô gens. Le saint n’a point de tombe. Son corps fut enlevé avant son dernier souffle Par les Anges du Seigneur. Du jour au lendemain on ne le revit plus Sur terre mais d’aucuns disent qu’il marche la nuit Sur les eaux brillantes du firmament. Bouchaïb attendit la réaction de sa femme. Elle dit au bout d’un moment - Mais c’est fascinant Tu dois continuer. - Je continue. Quand il sera achevé je te le dirai en entier. - Comme je suis impatiente Elle alla prendre des braises dans le kanoun afin d’en remplir un brasero puis elle s’assit et commença à préparer sous l’oeil ébloui du Vieux un tagine qu’elle condimenta d’aromates aux fragrances rares. La narine du Vieux était titillée par cet agréable fumet. Il en laissa même tomber son porte-plume pour suivre les gestes précis et légers de la vieille femme. Un bonheur ineffable s’exhalait de sa personne. - C’est une véritable tentation dit-il. Ton merveilleux travail me distrait du mien. Mais ce que tu fais là c’est aussi de la poésie. - Ha - Oui c’est de la poésie. Que Dieu te bénisse. Elle ne sut que répondre. Dès qu’il eut reniflé l’odeur de la viande le chat se précipita vers sa maîtresse en miaulant. - Hé Attends comme tout le monde dit-elle. Mais elle lui donna un petit quelque chose qu’il emporta sur l’oreiller. À l’extérieur la tempête était tombée. Seules quelques rafales de vent sifflaientslide 31 31 encore par intermittence. Le bruit grondant et continu du torrent dominait tout autre bruit. Pour plus de commodité le vieux couple s’était installé dans la petite pièce qui servait de salon 1 . On y était au chaud malgré les fenêtres ouvertes. Le grand brasier du kanoun qui était dans une pièce contiguë enfumée et pleine de suie suffisait à maintenir une bonne température dans la demeure. Par les fenêtres on pouvait voir tomber la pluie et s’agiter la cime des palmiers-dattiers et les branches hautes d’un gigantesque térébinthe le seul de tout le village. Cet arbre unique était la propriété de la mosquée. Chaque année Bouchaïb vendait les baies rouges qu’il produisait à un négociant d’Agadir qui venait aussi pour les caroubes. Nul ne savait ce que l’on fabriquait avec les fruits du térébinthe. Ces démons d’Européens savent tirer profit de tout » disait-on seulement faute d’une autre explication. Bouchaïb lui savait qu’on en extrayait une essence médicale. Il s’en était frictionné un jour la poitrine au temps de ses vagabondages car il souffrait d’un refroidissement carabiné. Grâces soient rendues à ce vieux juif qui m’avait donné cette fiole se dit-il en regardant les branches agitées de l’arbre. Mais reprenons notre épopée. » Il se remit à écrire. L’inspiration était bien là mais ça ne venait pas vite. C’était comme une distillation. Le Vieux travaillait par à-coups laborieusement. Parfois il s’interrompait pour fumer et boire du thé ensuite il reprenait son texte. Il semblait lointain comme aspiré par les forces magnétiques d’un univers insondable. Il travailla ainsi jusqu’à la tombée de la nuit. Sa femme qui venait d’allumer les lampes le pria de venir manger. Elle apporta une grande table ronde et basse sur laquelle elle disposa le repas. - Mais je n’ai pas fini dit Bouchaïb. - Tu finiras demain. Il rangea le cahier le porte-plume et l’encrier dans une niche murale et ils s’attablèrent. Le Vieux s’était tu. Il semblait hanté par le fantôme du saint qu’il évoquait dans sa poésie. Un saint qui terrassait les démons et défiait le diable. À la fin du repas il rompit le silence. - C’était bon dit-il. Elle apprécia l’éloge sans répondre. Le Vieux loua Dieu pour ses bienfaits et ajouta - Le printemps prochain sera agité. Il y aura encore des mariages. Les riches viendront se marier avec des filles riches. On ne verra plus que des autos de luxe des hommes et des femmes bardés d’or. Les pauvres seront exclus de ces fêtes. Mais au fait n’as-tu pas remarqué quelque chose de nouveau dans le village - Quoi donc demanda-t-elle. - Hé Ça saute aux yeux Tout le monde plaint les filles pauvres. Elles ne se marient plus. Personne ne veut d’elles. Elles finiront vieilles filles. Les garçons pauvres sont en ville. Ils bricolent et se marient là-bas avec la première venue. Les filles qui restent ici croupissent dans leur coin. Leur lot Les travaux pénibles et rien d’autre. Que Dieu maudisse la pauvreté - C’est bien triste dit la vieille. Il y a en effet des filles de trente ans qui se morfondent dans leur désespoir. Elles ne rêvent plus comme à dix-sept ans d’un beau jeune homme mais d’un vieux- veuf qui pourrait les sortir de là... - En ville elles se seraient prostituées dit le Vieux. Ce n’est pas possible ici elles n’ont jamais connu d’homme. - C’est lamentable Elles n’ont pas de chance. Le Vieux reprit - L’année dernière à la floraison des amandiers il y a eu ce fameux mariage dont tout le monde parle encore. On y a mangé vingt mille poulets de batterie deux cents moutons et cinquante pièces de boeufs - et je ne compte pas le reste. On a dépensé des 1 - La tamasreït berbère - littéralement l’ 32 32 centaines de millions en quelques jours. Des camions frigorifiques apportaient de Casablanca les victuailles. C’était le luxe partout. Personne ici n’était invité sauf moi. Va savoir ce qui leur a pris J’étais profondément choqué. Est-ce que tu sais ce que représente un million - Non dit la vieille. Le Vieux sortit de son portefeuille un billet de cinquante dirhams. Il le montra à sa femme - Tu sais combien c’est - Mille rials dit-elle sans hésiter. - Eh bien un million c’est deux cents fois ce billet Pour ce mariage ils en ont dépensé des milliers et des milliers. - C’est qu’ils en ont beaucoup. - Ils en ont même de trop à mon goût. C’est une honte Ce sont des choses que Dieu réprouve. Tu sais que nous mangeons à peine un million par an - Je ne sais rien je ne sais pas compter comme toi. - Un million c’est beaucoup d’argent par les temps qui courent. Peu de gens gagnent cette somme dans l’année. Mais assez parlé Couchons-nous plutôt. Ils se couchèrent après avoir fermé les fenêtres et éteint les lampes. Le Vieux ne s’endormit pas tout de suite il pensait à la geste du saint méconnu en écoutant le bruit régulier du torrent et le ronronnement du chat tout à côté de 33 33 Une bruine persistante continua de tomber pendant des jours et des nuits après les grandes averses annonciatrices dune saison opulente. À chaque accalmie les gens vaquaient à leurs travaux agricoles. On eut donc presque tout de suite les premiers légumes dhiver et le Vieux sen régala abondamment car il adorait les produits frais de la terre. Sa vieille femme lui prépara un couscous n’wawsaï 1 sans viande quil avala boulette après boulette avec du petit-lait parfumé de thym moulu. À la maison tout le monde était heureux y compris les bêtes. On aimait la verdure et tous en mangeaient sauf le chat roux. Les premières oranges arrivèrent en janvier et cest le Vieux qui en cueillit comme sil se fût agi dun rite sacerdotal. Il fit une invocation à Dieu avant de commencer à détacher les fruits des branches et à en remplir un couffin. Il s’empêcha d’en goûter voulant partager ce plaisir avec sa femme. Il les mit donc dans un énorme pot de terre décoré de motifs berbères qu’il disposa bien en vue sur une table dans le salon. Les oranges fraîchement cueillies parfumaient agréablement la pièce. Pour tuer le temps Bouchai se prépara un thé corsé à l’absinthe et sortit son cahier son porte-plume et son encrier. Il fuma d’abondance. Sentant que quelque chose se passait le chat roux reprit sa place ordinaire sur l’Oreiller près de son maître. Ce matin-là un soleil éblouissant inondait le paysage agreste et faisait étinceler la neige sur les crêtes. On entendait s’interpeller les gens dans les champs environnants. Une gaieté féerique avait soudain envahi le coeur racorni des êtres et les plus mélancoliques partageaient cette joie élémentaire. Même ces pauvres vieilles filles doivent ressentir un peu de bonheur se dit le Vieux. Ce bonheur de vivre qui est le bien le plus précieux au monde. » Oui ces vieilles filles étaient aussi gaies que les autres. N’espérant plus rien elles s’étaient résolues à vivre sans rêves et par conséquent sans soucis. Fini le temps où elles voyaient partout l’apparition inopinée d’un prince charmant Elles ne pensaient plus à leur corps et ne se regardaient plus longtemps dans un miroir. Ces petites préoccupations féminines leur étaient devenues étrangères le jour où elles avaient eu la conviction qu’elles passeraient leur existence seules et sans homme dans une famille qui les trouverait d’un poids pesant et sans profit... Il vaut mieux qu’elles soient seules plutôt qu’avec un misé- rable qui leur ferait une flopée de gosses et les battrait parce qu’il est sans le sou. Elles sont beaucoup plus heureuses à mon sens pensa le Vieux. À l’heure qu’il est elles ne songent même plus au mariage et pas même à cet hypothétique vieux veuf... Tant mieux Elles vivent tranquilles ainsi. » Il y en avait une pas loin d’ici qui chantait tout en travaillant. Mais le Vieux n’entendait pas distinctement les mots quoique la voix de la fille fût claire et belle. Une voix aiguë qui s’apparentait aux voix instrumentales d’une Mongolie mythique. La voix des filles du Sud au son pareil à celui d’un Stradivarius manipulé par des doigts magiques ceux d’un jeune prodige tel qu’il n’en naît qu’un tous les mille ans. Et cette voix gracieuse montait des champs verts et fleuris d’une contrée oubliée au fond des âges sombres. Le Vieux qui s’était remis à écrire avait rempli deux pages de ce cahier d’écolier qu’il affectionnait tant. Tout comme un élève doué et discipliné il traçait les mots en respectant la marge. Il aimait faire ce travail de fourmi car il était méticuleux. Son écriture fine s’agrémentait d’une étoile à la fin de chaque strophe. Il en était là quand sa femme revint de ses corvées matinales. Elle vit aussitôt les oranges. - Eh bien Des oranges... Les premières. Allez J’en prends une. 1 - Couscous d’orge agrémenté de jeunes tiges de navet coupées 34 34 Elle en prit une qu’elle pela et mangea sans se presser. - Elle est fameuse dit-elle. - Je n’en ai pas encore goûté répondit le Vieux. - Mais prends-en donc - Plus tard. Là je suis occupé. Et ça coule de source cette fois. Je ne vais pas m’interrompre. Le saint se manifeste avec force. On dirait qu’il veut sortir de l’oubli. - Eh bien continue. Je vais préparer le déjeuner. - Fais du couscous... avec beaucoup de navets. - D’accord. Elle partit. Le Vieux continua d’écrire jusqu’à l’heure du déjeuner. Il rangea alors ses instruments de travail dans la niche murale et après avoir jeté un long coup d’oeil à l’extérieur il revint s’asseoir à sa place. Il était tout émoustillé car cette rédaction l’avait ragaillardi. Son regard se porta sur les oranges. Il en pela une qu’il dégusta pour mieux en apprécier la saveur. Orange fille du soleil dit-il tu es belle et nourrissante. Hercule a dû lutter à mort pour t’obtenir - j’en aurais fait de même si j’avais vécu en ce temps-là. Aujourd’hui même un gueux peut te manger sans t’apprécier tellement tu es devenue commune. Cette civilisation du ventre ne te vaut rien. » Ce mot d’esprit le fit rire. Le trouvant ainsi sa vieille femme lui en demanda la cause. - Je parlais à l’orange dit-il. Autrefois un roi avait condamné un géant à lui rapporter des pommes d’orslide 35 35 Manque pages 92-95slide 36 36 le besoin d’aller et venir comme un ours dans sa cage car il n’aimait pas être enfermé entre quatre murs surtout la nuit... Quand il ne traçait pas sur le cahier d’écolier ses lignes fines et régulières émaillées d’étoiles savamment dessinées entre des strophes plus ou moins longues il conversait avec sa vieille épouse comme il l’eût fait avec un homme cultivé et il lui apprenait des choses qu’elle ignorait ou dont elle n’avait jamais entendu parler ce qui faisait qu’elle en savait plus sur les mystères du monde que le plus informé des villageois qui n’écoutaient que la radio cette radio berbère sans autre programme que des chansons toujours les mêmes... Ceux qui connaissaient la langue arabe pouvaient suivre des émissions dans cette langue sur plusieurs stations écouter des programmes variés des informations détaillées mais ils étaient rares. La majorité des villageois était illettrée et inculte et quand certains parlaient l’arabe ils ne parlaient que le dialectal pas l’arabe classique en usage dans les médias. Oui sans même savoir lire et écrire la vieille épouse de Bouchaïb possédait une certaine culture et beaucoup de connaissances autres que celles touchant exclusivement à l’agriculture. Elle était visiblement heureuse d’avoir un mari tel que le Vieux qui savait parler aux femmes. Sachant que les autres n’accordaient aucune importance à leurs épouses avec lesquelles ils ne parlaient que des choses banales elle était doublement ravie. Pour elle le monde ne s’arrêtait pas à ces montagnes il était vaste et multiforme. Tôt le matin le lendemain le guide touristique attitré vint voir le Vieux pour tenter de louer sa mule. Il était accompagné de cinq jeunes Américains et il cherchait d’autres bêtes des ânes de préférence. Ils voulaient faire une randonnée dans la région mais sans trop s’éloigner de l’agglomération. Ce guide polyglotte était né ici mais il habitait-le chef- lieu où se trouvaient l’administration et le souk. Il avait une femme et des enfants au village une autre femme et des enfants à Tiznit et une troisième épouse au souk même. C’était la dernière. Elle était jeune et il vivait avec elle. Quant aux autres il les laissait se débrouiller toutes seules... Un aventurier tout comme son père que le Vieux avait fréquenté - Un baroudeur et un sacré bandit mais un homme loyal. » - Tu veux louer des bêtes pour la journée - Oui Da Bouchaïb. Et ta mule aussi. - Ah ça non Ma mule ne connaît que son maître. Mais pour le reste c’est simple. Il faut aller voir le Mokaddem il se débrouillera. Je vais faire du thé. Dis à ces jeunes gens de monter. La porte est ouverte et tu connais la demeure. - Nous arrivons. Le Vieux qui était dans le salon et qui avait parlé au guide par la fenêtre les attendit. Quand ils l’eurent rejoint il les salua et les invita à s’asseoir ce qu’ils firent aussitôt. – Ce sont des Américains répéta le guide. L’un d’eux vit ici depuis deux ans. Il fait un travail universitaire sur les us et coutumes d’un village bien de chez nous et il vit exactement comme les gens qui l’ont accepté et bien accueilli... Il mange comme eux s’habille comme eux va au souk comme eux à dos d’âne... Les quatre autres viennent d’Amérique. Ils veulent voir le pays qui disent-ils est inconnu chez eux. Si tu les vois mal fagotés c’est qu’ils ne veulent pas ressembler à l’homme ordinaire de leur société. Ce sont des contestataires. Ils n’aiment pas la guerre que fait leur pays en Asie du Sud-Est. Ils sont contre leur président le Congrès et les généraux belliqueux. Ils disent que ces gens-là envoient la jeunesse américaine à la mort... Une jeunesse qui lorsqu’elle en réchappe est si droguée qu’elle est fichue... Certains deviennent fous. Ceux-là sont dangereux... Ils s’arment entrent dans un restaurant et ouvrent le feu sur les consommateurs. Il y a eu des massacres. D’autres quittent carrément la ville le village la ferme. Ils s’isolent dans les montagnes vivent dans les cavernes comme l’ours ou le coyote. Ils ne veulent plus entendre parler des hommes ni se voir dans une glace. Ils sont retournés à l’état sauvage. Ces jeunes que tu vois sont contre tout ça. – Ils ont raison assura le Vieux. J’entends parler de cette guerre épouvantable. C’estslide 37 37 au Vietnam que ça se passe je crois. - Au Vietnam au Cambodge au Laos... - Ma femme n’est pas ici mais je vais quand même préparer le thé... C’est qu’il n’y a peut-être pas encore de braises… - Nous n’avons guère le temps. Et nous reviendrons une autre fois si tu le désires. Maintenant nous sommes pressés. Le temps qu’on trouve des bêtes... Une autre fois hein dit le guide. D’accord... - D’accord Va mon fils 38 38 Les autres partis le Vieux descendit dans le jardin histoire de respirer un peu dair frais et de jeter un coup doeil sur lensemble. Il remarqua que les amandiers allaient bientôt fleurir et que bien des plantes étaient déjà envahies par des kyrielles dinsectes tant elles embaumaient et resplendissaient. À ce moment il vit le chat à laffût au pied dun figuier et il comprit vite ce quil cherchait il y avait sur une branche de larbre une mésange qui tenait une brindille dans son bec. – Hé chat audacieux Doucement Tu ne vas tout de même pas t’attaquer à ce joli passereau. Il est ici chez lui comme toi. Allez Rentre à la maison Va courir après les rats si le serpent en a laissé dit le Vieux en chassant sans ménagement le félin. Je naimerais pas le voir arriver dans le salon avec un de ces oiseaux entre les dents. Cela me mettrait dans une telle rage que je serais capable de le haïr moi qui laime tant. Mais un chat est d abord un chat. Et s’il a des instincts de chasseur qu’y puis-je » Il fit un tour d’inspection du côté des arbres fruitiers alla couper quelques tiges de menthe et d’absinthe et rentra laissant derrière lui le chatoiement soyeux d’une multitude de papillons d’abeilles et autres insectes qui furetaient partout. Dommage qu’il n’y ait pas encore de braises se dit-il. J’aimerais bien me faire un thé. Mais attendons que ma vieille épouse revienne. » Il s’assit donc et attendit. Au bout d’un moment elle entra dans le salon. - Mais tu ne fais rien lui dit-elle. - Je voulais prendre un thé mais il n’y a pas de braises. - Il y en a. Je vais tout apporter ici ne bouge pas. Elle alla chercher le nécessaire pour faire du thé. - Tu vois l’eau est bouillante. Je savais bien que tu réclamerais du thé... Tu le fais toi-même - Oui je le veux un peu corsé car je dois encore écrire. - Eh bien je te laisse... Je vais mettre le repas en marche dit-elle en s’en allant. Le Vieux prépara son thé. Il le goûta et pensa Il est bien fort C’est ce qui convient à un vieux chnoque comme moi. » Il fuma et reprit sa posture de scribe. Il écrivit sans s’interrompre jusqu’à ce que sa femme fût de retour puis ils déjeunèrent et s’assirent enfin pour se détendre. Le Vieux lui apprit la visite du guide. - Ah Celui-là dit-elle. Il paraît qu’il a trois femmes. Celle qu’il a laissée ici avec des enfants presque nus souffre beaucoup de cet abandon. - C’est un aventurier tout comme son défunt père affirma le Vieux. - Qui était-il - Un baroudeur une sorte de bandit mais pas un tueur. À ma connaissance il n’a jamais tué personne. Il aimait bien faire le coup de feu pourtant. - Qu’est-ce qu’il voulait le guide - Louer des bêtes. Il y avait des gens avec lui qui voulaient faire une randonnée. Je l’ai envoyé chez le Mokaddem. - S’il lui donne quelque chose il aura des bêtes. - Pas si sûr. Il les aura s’il a de la chance. N’oublie pas que les gens travaillent et qu’ils ont besoin d’elles. C’était en effet si vrai que repassant par là le guide apprit au Vieux qu’ils n’avaient pu faire leur randonnée faute d’avoir obtenu des bêtes en location - Les gens sortent le fumier. Les ânes sont indisponibles. Mais nous avons marché un peu ça nous a fait du bien. Maintenant nous filons. Salut. Le guide qui avait hélé le Vieux sous la fenêtre du salon pour lui parler entraîna les autres derrière lui. Ils disparurent entre les arbres. Quelques instants plus tard on entendit le bruit d’un moteur puis le silence retomba dans le petit salon où le Vieux avait repris sa 39 39 Deux jours plus tard on vint frapper à la porte de la maison. C’était un jeune Noir Salem le fils du ferblantier qui fabriquait aussi des sandales à semelles de caoutchouc. - On vous attend chez l’adjudant dit-il. Il circoncit ses deux petits garçons. - Je suis au courant on est venu m’inviter hier. Je m’apprêtais justement à y aller. Alors allons-y. - Moi je ne suis pas invité dit Salem. - Alors j’y vais seul. Il se rendit chez l’adjudant après en avoir informé sa femme. La maison de son hôte ressemblait à un petit château médiéval à pic sur une éminence rocheuse. On y accédait par un sentier tortueux. Son histoire remontait à la nuit des temps. Le Vieux fut reçu avec chaleur par l’adjudant qui le conduisit dans une pièce dotée d’une petite fenêtre et de plusieurs meurtrières souvenirs du banditisme qui sévissait dans la région avant la pénétration française. Il y avait là une quinzaine d’invités dont un grand personnage vêtu comme un imam et qui n’était en fait que le circonciseur. Il portait une longue barbe blanche de patriarche biblique qui l’eût fait ressembler à Abraham s’il n’avait arboré un impeccable turban à rayures dorées et une paire de lunettes de vue. L’ayant assez bien observé le Vieux lui reconnut de la noblesse... Il y avait au centre de la pièce trois grands plateaux à thé un samovar fumant une énorme bouilloire sur un brasero métallique et des pots de basilic... On n’avait pas encore servi le thé... Il y eut un va-et-vient. On amena deux enfants de sept et cinq ans vers le circonciseur à côté duquel était assis l’adjudant. Ils éclatèrent en sanglots dès qu’ils virent le matériel du praticien ciseaux longs et luisants Mercurochrome pansements coton... On tâcha de les calmer en leur racontant n’importe quoi. En vain. Alors le père se saisit du plus âgé le tint fermement comme dans un étau et lui ayant ramené la gandoura sur la tête il le présenta au circonciseur qui opéra rapidement après avoir murmuré un verset coranique où apparaissaient les noms d’Abraham de Moïse Jacob David et Jésus- Christ... Ensuite ce fut le tour du plus petit. On les pansa et on les reconduisit en larmes chez les femmes où les petites filles malignes les taquinèrent et voulurent absolument voir leur zizi. Leur mère les réconforta en leur donnant des gâteries et à la question de savoir ce qu’on allait faire des prépuces elle répondit On les enterre sous la grande jarre deau et ils se transforment en salamandres... » Cette réponse impressionna les garçonnets qui ne souffraient déjà presque plus. Ils voulurent aller courir avec les petites filles mais la mère les en empêcha Vous jouerez demain. Aujourdhui cest le repos. » Tout à côté une femme cuisait de la viande à confire pour les circoncis comme cétait la tradition. Une autre faisait des gâteaux dont elle remplissait des plats de céramique qui étaient emportés chez les hommes au fur et à mesure. Le Vieux aimait cette réunion de gens simples. Cela le changeait des mariages tonitruants des parvenus. Il estimait l’adjudant. Un homme honnête et travailleur. Il avait une boutique au souk qu’il ouvrait quatre fois par semaine. Les autres jours il restait avec sa famille au village. Il vaquait aux travaux des champs aidait les uns et les autres et rendait à tous ces menus services parfois inappréciables. Ainsi pouvait-il réparer un moteur de pompe à eau en panne. Il ne se faisait jamais payer. La conversation roulait autour de la circoncision. Cela avait commencé avec Abraham qui s’était fait circoncire le premier à un âge respectable. Il avait appliqué la même loi à ses serviteurs mâles. Quelqu’un posa la question de savoir si Jésus-Christ était circoncis. On l’assura que oui étant juif de naissance. On passa alors à l’excision des filles dans certains pays d’Afrique et en Égypte... - Il y a pire dit quelqu’un. Je connais un peu l’Afrique. Chez certains Noirs on infibule la vulve des petites filles avec des mandibules de grosses fourmis carnivores. Quand la bestiole a mordu on sépare la tête du reste et on ne rouvre la vulve qu’à l’occa- sion du mariage de la fille. C’est pour soi-disant sauvegarder la virginitéslide 40 40 Tous reconnurent que ces procédés étaient dignes des sauvages et que l’islam interdisait de telles pratiques. Plus tard on déjeuna d’un substantiel couscous aux tripes puis on se congratula et tous partirent. Le Vieux rentra chez lui pour faire sa 41 41 Comme les choses vont vite se dit le Vieux. Il y a à peine vingt ans il n’y avait rien de nouveau ici. Et voici que les riches se font maintenant un devoir de posséder dans leurs belles demeures un groupe électrogène deux ou trois puits creusés à la dynamite dans une roche particulièrement dure et qui ne tarissent jamais des salles de bains marbrées et des waters ad hoc... Adieu la lampe à huile les bougies Adieu le kanoun L’électricité a tout changé tout chamboulé en un éclair Et voici le téléviseur et la parabole Les riches veulent tout voir et tout savoir Ils ne regardent que les chaînes étrangères américaines et européennes turques égyptiennes... Jamais la télévision nationale qu’ils trouvent sinistrement pauvre Pauvre comme les pauvres qu’ils méprisent Et moi qui n’ai même pas un poste de radio Hé Ils visionnent même en secret des films pornographiques... Ils aiment ça ces vicieux Et ils ont des vidéos et des décodeurs que sais-je moi Ils ont tout Tout absolument tout pour vivre ici dans une parfaite tranquillité... Mais non Ils n’y reviennent qu’une fois l’an Quinze vingt jours tout au plus Les autres mois de l’année c’est un gardien qui surveille la propriété dont les portes restent closes en l’absence du maître. Il vadrouille donc à l’extérieur comme un chien à s’occuper des arbres et des bestiaux... Un chien bien payé au demeurant et bien traité puisqu’il empoche un joli salaire et qu’il a une petite maison bien à lui cadeau du patron. Oui l’électricité a tout changé la nuit n’est plus aussi sombre qu’elle l’a été du côté de ces maisons fastueuses. On y est comme dans une ville à présent. C’est si lumineux qu’on ne se sert même plus d’une torche électrique Mais comme le maître est absent onze mois sur douze l’ancienne nuit d’encre reprend le dessus. Plus de bruit de moteur alors plus d’éblouissements Heureusement que cette brute s’absente ainsi sinon où irait-on Personnellement je préfère ma vie simple à tout ce tapage à ce clinquant ridicule. Mais la modernité est contre moi. Je ne suis qu’un vieux croulant un vieux chnoque qui écrit sur un saint aussi méconnu que lui. En marche vers une disparition complète après quoi ne resteront que les choses solides bien actuelles le béton l’argent la télévision la vidéo les grosses voitures etc. Ça s’impose déjà assez violemment que diable Après tout ce qui est vieux sera tenu pour nul et non avenu inutile bon pour la casse On laissera bien entendu quelques vieilles ruines en l’état car on aura toujours besoin d’une image nostalgique fût-elle pénible à supporter et l’on paradera dans son domaine et sur les routes au souk et partout où on retrouvera ses semblables opulents. Mais il y aura toujours des pauvres toujours les mêmes et leurs vieilles maisons archaïques toutes rafistolées... et leurs filles qui vieilliront contre tout bon sens femmes infécondées rejetées parce que désespérément misérables quoique parfois très belles. Il y aura toujours le torrent la vallée et les montagnes mais pas de ponts pas d’asphalte sur les routes et pas même un radier La belle voiture roulera donc sur des pistes caillouteuses traversera le cours d’eau à gué comme un âne. Elle sera empoussiérée la belle allemande démantibulée et cabossée Mais le parvenu n’en aura cure... "Une voiture hé Elle est faite pour être remplacée J’en achète une nouvelle tous les deux ans. J’ai les moyens moi" Et la belle achève ses jours comme taxi collectif Quelle disgrâce Ça fait tout de même mal au coeur de voir des fortunes filer comme ça à vau-l’eau dans un bled presque nécessiteux où seuls quelques potentats arrogants dépensent sans compter Crésus immatures inconscients du danger et des colères que leur désinvolture suscitera immanquablement... Des nantis qui se disent bourgeois mais qui n’en sont pas. Tout juste des parvenus tombés de la dernière pluie pas des Jacques Coeur comme autrefois Des gens sans tradition mercantile sans legs et sans autre éducation qu’une barbarie financière effrénée... et qui sont prêts à faire leurs valises au moindre remous social à sauter dans un avion pour la Suisse où leurs comptes numérotés les attendent bourrés à craquer de milliards acquis Dieu sait comment Avant l’indépendance il n’y avait pas dans tout le pays une dizaine de vrais riches. On les connaissait c’étaient pour la plupart des gens du Makhzen issus de vieilles familles... Des fortunes bâties au cours des siècles patiemment par des générations d’hommes âpres auslide 42 42 gain intrépides voleurs assurément mais traditionalistes à l’excès... Du jour au lendemain en trois décennies on a vu apparaître un nouveau type de riche parvenu sans foi ni loi corrompu et corrupteur velléitaire qui croit que tout s’achète des fonctionnaires comme du tabac des femmes des terres tout y compris les consciences les plus affermies les moins perméables aux tentations empoisonnées de l’argent... Il achète donc ce qu’il peut floue l’État si nécessaire méprise et trompe le peuple ce crève-la-faim qui le gêne dans ses rêves grandioses cette piétaille qu’il aurait annihilée s’il en avait eu les moyens politiques et qui continue de se dresser sur sa route mirifique à le narguer rien qu’en existant à le rappeler à l’ordre constamment lui qui n’est pas là vit là sans y vivre vraiment a un pied ici et un autre ailleurs car on ne sait jamais rien n’est tout à fait garanti. Un jour il faudrait déguerpir fuir s’exiler... Mais on a mis ses billes de côté... On a des appartements à Paris Bruxelles Londres Zurich... "On n’est pas des indigents nous autres Si ça tourne au vinaigre eh bien tant pis on ira tenter l’aventure ailleurs Nos enfants sont déjà grands... ils étudient aux États-Unis... Ils ne reviendront ici qu’au moment des vacances... Ce sont maintenant des Américains. Ici On n’a rien à faire ici On y est tant qu’on y gagne de l’argent beaucoup d’argent... Mais si ça foire tant pis Le monde est vaste très accueillant pour des gens comme nous qui pouvons investir n’importe où n’importe quand..." Quelle sale engeance pensa le Vieux. Des ennemis de la patrie pour laquelle d’autres ont donné leur vie. Mais ne voilà-t-il pas que je me fiche en colère C’est cette foutue électricité et ces groupes électrogènes qui m’ont remué Hé hé Que le diable les emporte donc eux et leurs manigances de sacripants » La saine colère du Vieux s’apaisa à la vue des amandiers fleuris dont la splendeur incomparable relégua dans l’oubli la vision qu’il avait eue de la vie du parvenu... On était au mois de février le mois floral par excellence en cette vallée bien arrosée et à l’abri dans son confinement même... Il était sorti ce matin-là assez tôt pour aller prendre un colis à la minoterie ce colis qui arrivait de France tous les trois mois environ et qui devait contenir du thé de Chine du tabac et peut-être autre chose. Chemin faisant il était passé à proximité de la propriété d’un de ces parvenus qu’il méprisait une résidence qu’on avait érigée après l’arrachage systématique d’arganiers séculaires chose qui faisait dire aux superstitieux qu’un grand malheur frapperait celui qui avait donné l’ordre de les abattre... De retour chez lui le Vieux s’installa à sa place et ouvrit le colis. Il fut étonné et content d’y trouver enfin outre ce qu’il attendait un transistor de marque japonaise qu’il essaya aussitôt. Mais c’est prodigieux Moi qui n’y pensais plus me voilà servi Avec ça je peux écouter la terre entière et savoir ce qui se passe sans avoir à l’apprendre de qui que ce soit. Est-ce qu’il a envoyé un stock de piles Oui oui il est là dans ce paquet à part. Hé Et ça c’est quoi Ah Une robe Une robe française pour ma vieille épouse. C’est charmant Mais elle ne porte pas de robe Elle s’habille comme une Berbère Pas même comme une Arabe et encore moins comme une femme de la ville. Bon Ça lui fera quand même plaisir je pense. » Il régla le poste sur la fréquence de la station d’Agadir qui diffusait des variétés en langue berbère. Il écouta les paroles de l’Ahwach 1 accompagné de tambourins et de flûtes jusqu’à l’arrivée de la vieille femme. - Tiens dit-elle. Une radio. - Ça vient de Paris. Mon ami t’envoie aussi une belle robe. Il lui montra le vêtement. Elle n’en avait jamais vu de semblable. - Mais c’est quoi ça - Un habit de femme Les Françaises et les Arabes des villes en portent tous les jours. - Mais je ne peux pas mettre ça moi - Bien sûr que non Mais garde-la dans ton coffre. Tu trouveras bien une jeune fille à qui la donner. Une fille moderne quoi. 1 - Danse et chants traditionnels 43 43 - Bon... Remercie ton ami. Mais c’est de l’Ahwach à la radio Il est magnifique. Ici on ne danse plus on ne chante plus comme autrefois. Il n’y a même plus de fêtes collectives. - Ici il n’y a plus rien dit le Vieux. Les traditions sont mortes et enterrées. Mais il y a encore des villages où l’on danse et chante pendant les fêtes saisonnières et autres. Des villages où les gens vivent les uns près des autres où tous s’entraident. Ici chacun fuit l’autre. - Où se trouvent donc ces fameux villages - Dans la montagne par là répondit le Vieux en faisant un geste circulaire comme pour désigner les lieux en question. Là-bas il n’y a pas de gens riches tous sont égaux. - Parce que tu penses que c’est à cause des riches qu’il n’y a plus rien ici - Certainement Les riches se veulent résolument modernes actuels. Ils n’ont pas besoin de l’Ahwach pas besoin de fêtes populaires ni de ces chants et de ces danses qui durent toute la nuit. - Je m’en souviens. Et qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui - Il y a la télévision la voiture les femmes et l’argent. - Ho On n’a pas tout ça nous. - Nous on a maintenant une radio. Ils rirent. - Bon Tu n’écris pas - Je vais écrire. Mais prépare-moi d’abord un bon thé à l’absinthe. Tiens prends ce paquet de thé et mélange-le avec l’autre qui est dans la boîte métallique. - Je fais ça tout de suite et après je vais cuisiner. Qu’est-ce que tu voudrais - Un couscous aux navets 44 44 - Parfois on se trompe on a le jugement trop hâtif mais dans l’ensemble j’ai raison. Le cas de Haj Lahcène est l’exception qui confirme la règle dit le vieux Bouchaïb à son interlocuteur un homme dans la force de l’âge maigre et grand robuste du nom d’Amzil car il avait été au temps de sa splendeur le seul forgeron et donc l’unique maréchal-ferrant du village. Il était assis en compagnie du Vieux dans le petit salon devant un verre de thé des galettes de l’huile d’argan et d’olive et une pâte d’amandes presque liquide 1 . Venu ferrer la mule et l’ayant fait le Vieux l’avait convié à prendre du thé histoire de bavarder un moment de choses et d’autres. C’est ainsi qu’il apprit d’Amzil les ennuis que sa femme avait eus pour accoucher il avait fallu pratiquer une césarienne. Le Vieux sut aussi que Haj Lahcène avait tiré l’ancien forgeron d’affaire. Dès qu’il a appris mes ennuis il est accouru chez moi et m’a proposé son aide. Nous avons emmené ma femme au dispensaire du souk dans sa vieille Chevrolet mais là rien à faire pas un médecin seulement deux ou trois infirmiers. On nous a conseillé d’aller à l’hôpital de Tiznit distant de plus de cent kilomètres... Haj Lahcène n’a pas hésité il m’a prié de remonter dans la voiture et nous avons démarré. À l’hôpital on a immédiatement pris en charge mon épouse mais on a exigé que je paie sur place les médicaments qu’ils ne possédaient pas. Comme je n’avais pas un sou vaillant c’est bien entendu mon bienfaiteur qui a payé. Je devais attendre huit jours en ville avant que mon épouse se remette de cette opération et que tout rentre dans l’ordre. Il fallait rester là aller la voir tous les jours pour lui porter à manger etc. mais je n’avais pas un centime. Haj Lahcène qui savait tout ça m’a remis une assez coquette somme pour régler mes petites affaires et faire d’autres achats. Je n’oublierai jamais ce geste mais je ne sais comment remercier cet homme qui décidément surpasse en bonté le meilleur des saints. Que Dieu me pardonne si je me trompe. Il avait raconté cela au Vieux d’un trait l’air calme et sans omettre aucun détail en espérant que son interlocuteur lui suggérerait la meilleure façon de remercier son bienfaiteur. - Oui oui répéta le Vieux on peut se tromper mais Haj Lahcène est connu pour sa générosité. N’oublions pas quil était déjà riche avant lindépendance. Je l ai côtoyé jadis à Mazagan quand il était négociant-grossiste en produits alimentaires de toutes sortes et de toutes provenances. Il avait un immense magasin près du port. Et c étaient uniquement des camionneurs qui venaient charger la marchandise chez lui. Un homme généreux je te dis toujours prêt à faire du bien autour de lui aussi généreux peut-être que le fut chez les Arabes d autrefois le fameux Hatim Tay dont le prestige a traversé les siècles pour arriver jusquà nous. Il faut croire que les anciens riches sont plus humains que les nouveaux. - En tout cas sans lui ma femme serait morte et lenfant aussi. - Ce n est pas toi qui dois remercier Haj Lahcène dit le Vieux. Qu est-ce que tu pourrais bien lui offrir C est Dieu et Dieu seul qui le récompensera. En ce qui te concerne sois toujours attentif à son égard toujours prêt à faire ce quil te demande car même un grand a tôt ou tard besoin d un plus petit que soi. - Merci mille fois merci. Maintenant il faut que je parte. - Tiens cela et bonne chance lui dit le Vieux en lui remettant un gros billet de banque et en le reconduisant jusquà la porte d entrée. 1 - Amloun’ 45 45 Au dîner il raconta l’aventure d’Amzil à sa vieille femme. - La conclusion que j’en ai tirée dit-il est que le monde n’ est pas totalement mauvais ni définitivement corrompu puisqu’il existe encore des hommes comme Haj Lahcène des êtres nobles qui ignorent la haine l’égoïsme et tous ces attributs sataniques avec lesquels le Démon séduit les plus faibles. Haj Lahcène est vraiment un saint. Un saint d’aujourd’hui. En tout cas le monde peut encore espérer car la bonté divine ne succombe pas aux assauts du Mal. Elle est la seule garantie qui nous prémunisse contre l’intolérance ce piège tendu à l’humanité toujours tentée par la corruption. - Tout le monde dit du bien de Haj Lahcène affirma la vieille. - Qui tout le monde - Eh bien les gens - Les gens ne le connaissent pas du tout. Il ne se livre pas il est poli secret. Il passe six moi ici et six mois en ville. Il ne se mêle pas aux nouveaux riches. Il leur préfère la compagnie des humbles. Les nouveaux riches et leurs affidés ne peuvent pas dire du bien de lui. Si quelque éloge lui est fait il ne peut venir que des gens simples des pauvres. - Ce sont justement ceux-là qui disent du bien de lui précisa la vieille. - Alors c’est bon. On ne peut douter de la sincérité de leurs sentiments. Mais sais-tu une chose au moins Non je ne pense pas. Eh bien cet Amzil n’a plus aucune ressource depuis que les gens achètent tout au souk Et il n’y a même plus assez d’ânes et de mulets à ferrer... Maintenant on a des voitures des vélos... Les quelques équidés qui restent ne suffisent guère à le faire vivre. Il attend donc la zakat annuelle pour se retourner. L’indigence l’a rattrapé au plus mauvais moment de son existence... Quand un grave problème survient comme l’opération de sa femme une âme charitable guidée par le Très-Haut arrive et le sauve. Il a cependant un grand fils qui est commis dans une épicerie de Casablanca mais il ne gagne presque rien. Que pourrait-il lui envoyer Rien je présume. Avant que les ustensiles en plastique en aluminium et autres métaux n’arrivent il fabriquait tout le nécessaire de cuisine sauf les marmites de terre les pots et les tagines... Même des couteaux II forgeait des araires à ne pas confondre avec la charrue moderne qui est entièrement métallique et que l’on se procure au souk chez les quincailliers des houes des pioches des scies des faucilles et les gros clous qu’on voit encore sur les anciennes portes... Il faisait aussi des haches et que sais-je encore Ah oui Des pièges... Des pièges artisanaux. Pas comme les miens Les miens sont de fabrication française faits à l’usine. Des pièges dangereux Aujourd’hui on se fournit en objets de série à la finition nette des objets usinés en Europe ou en Asie du Sud-Est. C’est si facile hé Il a donc fermé la forge cette forge où j’aimais aller contempler le pétillement des escarbilles le fer rouge qu’on plonge dans un bac d’eau froide le fer qui gémit siffle crache de la vapeur fume et grésille... Fini tout ça C’est fini... La modernité a eu le dernier mot hélas Ce n’est donc pas le village qui crève non C’est son âme. - J’ai entendu dire qu’il se louait comme journalier quand il y a à faire dit la vieille. - Peut-être bien. Mais ça ne nourrit pas son homme. Encore moins une famille. Ce que je sais moi c’est qu’il tire le diable par la queue. Il en est souvent réduit à vendre quelques kilogrammes d’amandes douces pour se payer du thé et du sucre. Quant à la viande il doit braconner pour en avoir. Il n’a donc plus rien. J’ai bien vu comme il était habillé. Il ne porte rien sur le dos. Les siens c’est pareil. N’est-ce pas le comble du malheur Les autres disent Après tout ce n’est qu’un amzil un forgeron d’origine malienne Sa famille est venue d’Afrique noire il y a un siècle ou deux. Un Noir un forgeron qui i conclu un pacte avec le diable. » Des superstitions de nègres colportées autrefois par les caravaniers... Oui oui ils sont venus de Tombouctou il y a longtemps. Pourquoi ici Dieu seul le sait. Ils ont choisi ce lieu... Ils y ont fait souche ils se sont bien intégrés malgré les apparences. Ils avaient deux grandes maisons des terres acquises à la sueur de leur front. C’étaient des gens honnêtes des travailleurs. Des forgerons qui se transmettaient le métier de génération en génération. Des forgerons à l’antique disciplesslide 46 46 d’Héphaïstos ce dieu grec... Aujourd’hui il n’y a plus de place pour eux sous le soleil. Ils doivent faire n’importe quoi pour survivre. Oh Comme sa forge était fascinante J’aimais bien cet endroit. Même si le diable semblait errer dans la pénombre en traînant sa queue par terre. On voyait la matière dure se ramollir prendre forme sous les doigts magiques de l’homme. Un homme au visage buriné noir et ridé mais qui souriait... Oui ces forgerons étaient aimables avec tout le monde. - Je ne les connaissais pas assura la vieille. - Tu ne pouvais pas les femmes n’allaient pas à la forge. Bon Assez parlé Je me sens las je vais dormir. Mais donne-moi d’abord la radio. Je veux écouter un peu de musique ça va m’endormir en me servant de berceuse. Ah Quelle rude vie Il alluma la radio et s’étendit pour dormir. - Une vie rude dit la vieille. - Oui très éprouvante. - Laisse courir le monde. Écoute ta radio et dors. - Oui si tu éteins les lampes. Elle les éteignit. Le chat vint se mettre contre les épaules du Vieux. À la radio c’était encore de l’Ahwach. Les yeux clos le Vieux voyait des femmes danser en cercle autour d’hommes qui chantaient en s’accompagnant de tambourins. Il vit aussi défiler en dégradé quelques paysages et des silhouettes imprécises. Puis il s’assoupit et se mit aussitôt à 47 47 Le magasin du village qui s’était considérablement agrandi au fil du temps et qui comprenait maintenant une minoterie une quincaillerie une boucherie et une papeterie incitait le chaland à déserter le souk hebdomadaire. Certains s’y rendaient encore par habitude et aussi parce que c’était un centre et un lieu de retrouvailles. Les gens cependant préféraient se fournir ici même soit par paresse soit que le souk se trouvât trop éloigné à leur goût. D’autres comme le Vieux pensaient que le souk n’était plus le même il s’était transformé en une petite ville et cela le rendait suspect aux yeux des Anciens. Aussi n’y allait-il plus que pour toucher son mandat trimestriel au bureau de poste ou pour effectuer des achats qu’il ne pouvait faire au magasin du village. Et puis pensait-il à présent je suis trop vieux pour m’embarquer toutes les semaines dans cette expédition fatigante. À mon âge on se tient tranquille loin du tumulte. On vend de la viande ici et bien d’autres choses... Alors... » Ce jour-là il était au magasin pour faire des emplettes inattendues. La veille il avait raconté à sa vieille épouse qu’il voulait se procurer quelques objets modernes. Ayant beaucoup ri elle l’avait taquiné sur sa soudaine conversion à la modernité. Se moquant de lui-même il avait répondu Faut s’y faire hé C’est toujours bon à prendre pour un vieux chnoque » Après un moment de réflexion il avait ajouté J’achèterai un couscoussier en aluminium une poêle un faitout et des couteaux. - Non Et non avait-elle dit. Mes ustensiles en terre cuite sont meilleurs. Ils donnent un autre goût que celui du métal aux mets. Pour la poêle et les couteaux c’est bon. - Très bien. Mais ne t’emporte pas Je reconnais que le couscoussier et le faitout en terre cuite sont supérieurs à leur équivalent métallique. Et ça tant qu’ils existent encore. Mais après Où comptes-tu t’en procurer d’autres quand ceux-là seront cassés - J’en ai en réserve... Et puis ces choses-là existeront toujours. - Je le crois aussi quoi que je dise. Pour moi je vais m’offrir un réchaud à gaz. Pour le thé c’est plus rapide... plus besoin d’attendre qu’il y ait des braises - Ce sera seulement pour faire bouillir de l’eau alors avait-elle dit. Je ne ferai jamais ma cuisine sur un réchaud à gaz moi Sur la braise oui comme toujours. II n’y a pas mieux que le feu de bois » avait affirmé la vieille femme. Et elle avait ri de nouveau. Hé Comme tu es têtue Mais ce que je te dis est pourtant juste. J’ai aussi autre chose à acheter... Des graines de coriandre de persil et de céleri. - Et du paprika et du gingembre. Il n’y en a presque plus avait-elle dit. - Et du paprika et du gingembre avait répété le Vieux. Oui j’ai l’intention de planter ces herbes dans le jardin près du carré de menthe et d’absinthe. Tu me prépareras donc pour demain un seau de fumier j’en aurai besoin pour fertiliser le sol. »slide 48 48 La minoterie tournait à plein régime mais au magasin même le Vieux ne trouva que des désoeuvrés venus tailler une bavette avec le patron. Il salua toute la bande et expliqua à un commis ce qu’il voulait. Quand on eut apporté le réchaud à gaz il l’essaya et dit - Ce n’est bon que pour faire du thé. - Pas seulement intervint le patron. On peut tout faire avec ça même du couscous. Au moment de remettre à son client les semences des herbes qu’il avait demandées il ajouta - Si tu veux que ça pousse vite prends de l’engrais nous en avons. C’est très efficace. - De l’engrais s’étonna le Vieux. - Oui de l’engrais. Tout le monde l’utilise aujourd’hui. - Alors c’est la fin des haricots éclata le Vieux. Mais c’est du poison ça Il n’y a pas mieux que le bon fumier de la vache crois-moi. - Je sais je sais. Je suis contre l’utilisation excessive des produits chimiques. On dit que ça donne le cancer tout le monde sait cela mais tout le inonde en utilise. - Pas moi affirma le Vieux. Je suis fidèle à la nature pas à ce que disent les radios. Depuis quelque temps il écoutait sur une radio privée une émission publicitaire qui faisait grand cas de certains engrais fongicides et pesticides et cela l’amusait tellement qu’il en riait Quand on a mis tout ça dans son ventre adieu la valise Il ne reste plus grand-chose à y mettre. » - Non je ne suis pas pressé. Ça poussera quand ça poussera dit-il. Il paya et demanda si on pouvait livrer la marchandise chez lui. Le patron en chargea un type qui poireautait dehors un de ces jeunes désoeuvrés qui n’attendaient qu’une occasion pareille pour gagner quelques sous. Le Vieux le pria de patienter le temps qu’il cherchât un cuissot de chevreau qu’il avait promis à sa femme. Lorsqu’il fut de retour ils se mirent en route. - Voilà un cuissot de chevreau dit-il à la vieille. Ce n’est pas du vieux bouc. Il est plus tendre que le veau. Tu devrais en mettre une partie à sécher au soleil sur la terrasse. - Ça tente trop les corbeaux mais je vais le faire. Ils m’ont encore volé quelques morceaux de bonne viande ces temps-ci. Mais où est le mal Il faut bien qu’ils vivent. Mais où est la poêle - Tiens la voilà. C’était une poêle lourde en acier inoxydable. Elle n’est pas en aluminium dit-il. Elle peut servir à faire cuire des oeufs brouillés des crêpes... Et voici les couteaux. Tu en as de toutes les tailles. Il exhiba un assortiment de couteaux de cuisine tout brillants. Elle eut un léger recul. - Ça fait toujours peur ce genre de couteaux dit-elle. - Un couteau fait toujours peur affirma le Vieux. C’est une arme de criminel que veux-tu Il y en a qui ne résistent pas à l’envie de s’en servir contre les autres. On dit que ce sont des aliénés. On les enferme mais quand ils sont de nouveau libres ils recommencent. Ils sont comme fascinés par l’acier brillant. - Pauvres diables dit la vieille. - Oui pauvres diables As-tu préparé le fumier - Il y en a un seau plein dans le jardin juste à l’endroit où tu veux planter tes fines herbes. Il s’absenta une heure environ puis il remonta et s’assit devant la petite table ronde où était déjà disposé son matériel d’auteur le cahier vert le porte-plume et l’encrier. La vieille lui avait préparé du thé sachant qu’il en réclamerait après sa besogne au jardin. Àslide 49 49 présent elle découpait le cuissot de chevreau pour le saler et le mettre à sécher. - Tu vas écrire... dit-elle. J’espère que ma présence ne te dérange pas. - Pas le moins du monde répliqua le Vieux. Au contraire elle m’est bénéfique. Fais donc un bon tagine de chevreau pour le déjeuner. Avec des olives du citron et des carottes. - Entendu. Il se mit à écrire avec application. Le saint méconnu revenait d’Inde dans un état lamentable. Il avait lutté contre des dieux païens terribles. Arrivé au mont Sinaï il se réfugia dans une caverne pour se refaire des forces dans la prière et le recueillement. Le Vieux était aux anges. Il aimait ce saint et cet épisode l’enchantait et le fortifiait dans sa conviction de poète. Il sentait qu’il était inspiré et qu’il faisait du bon travail d’écrivain. Il croyait que cette oeuvre serait reconnue un jour dans un siècle ou bien beaucoup plus tard. Quelqu’un découvrirait fatalement le manuscrit le décrypterait et finirait par le vulga- riser. On a vu des exemples de ce genre sous toutes les latitudes depuis que l’homme pense... Ces fausses divinités que sa plume suscitait n’étaient immortelles que dans le coeur des hommes voilà ce que le Vieux voulait communiquer à d’éventuels lecteurs ou décrypteurs. Le saint pouvait donc les annihiler mais tant qu’on croirait en elles elles seraient toujours là imbattables et indestructibles. Au cours de ses combats le saint avait maintes fois manqué se faire lyncher par une foule de sectataires délirants. On l’avait enfermé dans un temple gardé par des tigres féroces et affamés mais il réussit à s’en échapper grâce à la complicité d’un garde-chiourme à qui il avait promis la félicité. Sorti de sa prison le saint fut conduit par son libérateur chez lui pour se cacher le temps que se relâchât la vigilance des zélateurs de la secte. Cette retraite forcée permit au saint de gué- rir quelques malades. L’homme lui en fut reconnaissant car il s’agissait de membres de son clan. Vous êtes réellement un saint dit-il. Vous devez quitter ce pays pour échapper à la vengeance terrible des dieux païens adorateurs du cobra royal. Je vous guiderai jusqu’à la frontière après quoi il vous sera facile d’aller où vous voudrez. Quant à moi dès aujourd’hui je cesse de croire à ces faux dieux qui ne connaissent que la haine l’orgie le meurtre et la guerre. »slide 50 50 Eh bien voilà tout est dit consommé usé Le dernier troupeau est parti pour le souk à bord de trois camions. Seuls quelques chevreaux et agneaux ont été vendus au boucher... Les propriétaires ne veulent plus entendre parler de troupeau plus écouter bêler ces vieilles biques et gueuler les chiens de berger... Ils se sont enrichis en ville dans le négoce et n’ont plus besoin du lait frais des brebis et des chèvres plus besoin de leur viande non plus. Ils peuvent tout acheter. Ils ont de l’argent beaucoup d’argent une autre maison deux fois plus grande à proximité de l’ancienne où loge toujours un frère démuni un de ces fainéants qui ratent leur vie parce qu’ils n’entreprennent rien ne font rien pour améliorer leur sort et ne tentent jamais rien... Ce raté vit là avec l’aïeule qui a refusé catégoriquement de quitter les lieux Je m’en irai d’ici quand je serai morte pas avant » a-t-elle dit aux autres. » On disait qu’elle était la doyenne de la région et qu’elle se souvenait encore de l’époque héroïque des grands caïds et des harkas 1 . Comme elle ne sortait jamais personne n’avait vu son visage et ceux qui l’imaginaient se la représentaient en momie sans autre mouvement que celui des lèvres car elle parlait tout le temps à des êtres invisibles qu’elle seule pouvait distinguer dans cette pénombre où elle était recluse depuis de longues années... Été comme hiver elle ne quittait pas cette encoignure près du fenil où dansotaient des ombres venues de loin et où personne n’osait venir hormis son fils car tous avaient peur d’une soudaine apparition et tous tremblaient à l’idée de devoir lui porter du lait ou de la soupe d’orge ses mets favoris qu’il fallait l’aider à avaler à petites gorgées glougloutantes entrecoupées d’arrêts plus ou moins prolongés pour que mes invités pro- fitent eux aussi de cette bonne nourriture... disait-elle. Mais tu ne peux pas les voir personne ne peut les voir à part moi... Et pourtant ils sont là... ils attendent que je leur dise Allez partons Nous n’avons plus rien à faire ici. Ça n’a que trop duré Allons-nous- en... » Je vois une petite lumière là-bas au fond... et d’autres encore elles clignotent... Ce sont des gens qui arrivent d’autres invités peut-être... Il faudra faire manger tout ce monde... Dieu qu’ils sont nombreux ... Oh Je les ai tous connus tu n’étais pas encore né toi j’étais encore une enfant... Je ne jouais pas il n’y avait pas de jouets on n’avait rien pas à manger non plus mais il y avait de temps en temps des sauterelles on les grillait on en remplissait des sacs et on les conservait au sec mais elles finissaient par moisir... et alors on cherchait autre chose à manger. Non il n’y avait rien C’était la disette les puits étaient à sec la terre entière était sèche on nais-sait pour crever de soif et de faim tout le monde priait... Un beau jour Dieu entendit cette prière... c’est ce jour-là que ton grand frère est né... non pas toi tu es né le dernier... Oui oui reste avec moi dans cette maison... nous ne changerons pas de maison... après moi tu pourras t’en aller où tu voudras ». Le Vieux imaginait ainsi la doyenne du village qu’il avait connue jadis lorsqu’elle allait au potager aux labours aux moissons à la récolte des amandes et des olives... Il savait qu’elle n’était pas grabataire comme tant d’autres mais il la soupçonnait d’avoir sciemment rompu tout contact avec le monde extérieur pour entretenir une vie parallèle avec tous ceux qu’elle avait aimés et qui n’étaient plus qu’un petit tas d’os et de poussière ceux qu’elle appelait ses invités... Il respectait le délire de cette vénérable aïeule momifiée avant la mort. C’est absurde pensait-il. Elle va passer de ce monde à l’autre sans transition elle s’éteindra comme une bougie... et alors la maison sera condamnée à la démolition car les autres voudront récupérer le terrain... un beau terrain au demeurant... et le péquenot le raté comme ils disent sera obligé de quémander un réduit pour être à l’abri... Ils le feront suer il sera pire qu’un esclave. La fraternité La pitié Connaissent pas Pour eux le raté est un débile un idiot qui leur fait honte un mauvais héritage dont il est pénible de se réclamer... Quand on leur dit votre frère » ils font une moue dédaigneuse et s’en vont sans répondre... Ils ont honte d’avoir quelqu’un comme lui dans 1 - Armées 51 51 la famille... Pourtant à mon avis il n’est ni débile ni idiot il n’a pas eu de chance c’est tout... et les autres ne l’ont guère aidé au contraire ils l’ont laissé s’occuper du troupeau... Un berger Quelle honte Ce n’est qu’un pauvre berger Comment voulez- vous qu’il soit notre frère Des gens comme nous des notables riches et respectés ne peuvent accepter un frère pareil Qu’il aille donc rejoindre ses semblables ou s’il préfère rester avec nous qu’il nous obéisse au doigt et à l’oeil. Il n’a pas le choix... Nous ne sommes pas des philanthropes nous autres... Nous avons assez trimé quand c’était encore possible pour édifier nos fortunes... Nous n’allons tout de même pas dilapider nos biens au nom d’une fraternité sans fondement ou par crainte des rumeurs et des on-dit... On n’a rien à faire de ce que les autres pensent de nous..." Le chien peut bien aboyer jusqu’à s’en étouffer la caravane va son train elle passe et le cabot reste là stupide et la langue en feu... » - Le dernier symbole de jadis est tombé dit le Vieux. - Tu veux parler du troupeau - Oui. Après ça ce ne sera jamais plus comme avant. - Tu sais un troupeau ce n’est rien. Il y en a partout ailleurs. - Il y en a partout c’est sûr mais celui-ci était le dernier de la région. Il y en avait un autre... Un jour il a été décimé par une brutale épizootie. C’était épouvantable. Les charognards se sont alors si -bien gavés que les poules sortaient en paix. - Un troupeau n’est pas un symbole dit là vieille. - C’en est un affirma le Vieux car il y a plusieurs siècles le grand Ancêtre est venu s’installer ici à la tête d’un immense troupeau. D’où cette tradition qui s’écroule aujourd’hui comme un château de cartes. - Je comprends. Mais personne ne se souvient du grand Ancêtre. - Non personne répondit le Vieux. - Et on ne sait pas comment il était on n’a même pas son portrait. - On ne faisait pas de portrait à l’époque. La photographie n’existait pas encore. On a tout juste quelques écrits presque illisibles. En fait on ne sait pratiquement rien de l’Ancêtre. Ce que j’ai dans mes archives n’est pas vraiment révélateur de ce qu’il pouvait être et d’ailleurs il ne s’agit que d’un arbre généalogique qui commence par son nom... Avant lui c’est le néant. On sait tout juste qu’il est venu du Sahara... ça s’arrête là. Le reste n’est que pure légende. Or l’histoire ce sont les annales. Et l’histoire n’est pas une légende. On a donc un ancêtre mythique un titre de gloire mythique si l’on peut dire et c’est tout. On s’en contente. Mais moi je ne pense pas à ça c’est l’avenir qui me préoccupe c’est peut-être pour ça que j’écris. Je ne fais pas de l’histoire même hagiographique mais de la poésie... de la bonne et vieille poésie Mes rêves mon imagination ont des ressources insoupçonnées ils colmatent les vides d’une réalité souvent pauvre en merveilleux. Or seul le merveilleux peut rendre la vie agréable. – Oh oui s’exclama la vieille. – Je me réfugie dans ce merveilleux pour échapper aux mauvaises influences et aux mauvaises images qu’on me lance à la figure et je me dis que après tout si la réalité est bien désagréable il y a encore quelque chose au fond de soi qu’il faudrait saisir... C’est l’amour de la vie c’est le rêve l’éternité la beauté l’Innommé c’est l’Inconnaissable peut-être... Et si l’on rêve ce n’est pas pour rien. Seule la poésie permet cet accomplissement de soi elle seule nous libère des entraves terrestres et du comportement insensé des 52 52 La medersa consistait en un grand bâtiment rectangulaire à un unique étage. Elle était isolée des maisons du village par une certaine distance mais depuis quelques années le magasin et ses dépendances étaient implantés à côté. Elle n’avait pas de murs d’enceinte et seuls des arbres d’essences différentes dont des cyprès l’entouraient de toute part. À proximité se trouvait un petit sanctuaire où le pénitent venait se recueillir et même passer la nuit près du tombeau du saint qui se nommait Imoussak et qui avait peut- être été un chef de Zaouïa d’où l’existence même de cette école de théologie un éta- blissement du second degré qui préparait les meilleurs élèves aux instituts reconnus et subventionnés par l’État. Ici l’élève devait subvenir à ses besoins. Les repas étaient pris en commun chacun devant cuisiner à son tour mais le budget commun était géré par l’imam à la fois directeur et unique professeur de l’établissement. En l’occurrence les tolbas au reste peu nombreux étaient des internes présélectionnés qui pouvaient prétendre en cas de réussite à l’obtention d’une bourse de fin d’études et même à un emploi dans l’Administration. Le bâtiment était composé d’un patio avec un puits au milieu de cellules au rez-de- chaussée d’une cuisine une salle de prières et une bibliothèque dont l’accès était réservé au seul Maître des lieux à savoir l’imam. Les livres qu’elle contenait étaient rares et précieux. Tout avait été entrepris pour en éloigner les rongeurs et autres parasites destructeurs de papier. Il y avait là aussi d’épais manuscrits enfermés dans des coffrets de fer. Personne ne les consultait à part l’imam. Tout en retrait à l’étage se trouvait l’appartement du Maître. Spacieux il possédait contrairement aux cellules d’en bas des fenêtres qui donnaient sur le paysage. L’imam s’habillait comme un cheik tandis que les élèves ne portaient qu’une gandoura de laine rêche. Il leur était en effet interdit de se vêtir autrement. Ils devaient en tout point ressembler à des soufis et se comporter comme tels. À l’institut ce serait différent. Ils pourraient s’habiller comme ils voudraient et même en costume européen ce qui dénotait le degré de tolérance des institutions. À la medersa les châtiments corporels étaient encore d’usage quoique rares. Comme les élèves étaient brillants presque des surdoués attentifs et en petit nombre l’imam dont le tempérament bannissait la violence évitait les punitions dégradantes Que celui qui veut comprendre comprenne disait-il. Je ne suis pas là pour vous enfoncer de force le savoir dans la tête. Et ne comptez pas sur moi pour la manière forte C’est votre avenir qui est en jeu sachez-le bien. » Au fond il était si fier de ses quelques disciples qu’il lui arrivait de partager son thé avec eux. Il ne leur enseignait pas seulement le dogme le Hadith Ibnou Achir la Borda et les écrits des exégètes mais encore la grammaire arabe l’astronomie les mathématiques l’histoire et la poésie. Les manuels étaient toujours les mêmes vieux de plusieurs générations. Comme ils n’en possédaient pas les tolbas devaient recopier tout ce que disait le Maître pendant son cours qui avait lieu une fois par jour sauf le vendredi le samedi et le dimanche. Ils devaient aussi apprendre cela par coeur. On leur demandait d’avoir une mémoire infaillible. Cet enseignement archaïque répété d’année en année depuis toujours finissait par ennuyer ceux qui savaient que le système éducatif avait évolué mais l’imam n’en démordait pas Le vrai savoir c’est ce que je vous donne ici. C’est un fondement une base essentielle. À l’institut c’est plus actuel on est moderne. Moi je n’ai que des vieux moyens ceux d’autrefois... Et pas un livre récent » expliquait-il aux plus sceptiques des élèves et à tous ceux d’entre eux qui pensaient perdre leur temps sous sa houlette. Ce matin-là le vieux Bouchaïb qui avait confié quelques jours plus tôt une partie de son manuscrit à l’imam était venu aux nouvelles. Le Maître le reçut avec égards dans son appartement où un élève leur apporta du thé des biscuits des amandes des figues sèches et des dattes. Il était visiblement heureux de cette visite. Il le dit au Vieux en ajoutant - L’autre jour tu es venu au magasin mais tu n’as pas eu l’idée de passer me 53 53 - Il y avait des courses urgentes à faire et j’étais pressé. D’autre part je n’avais encore rien d’important à te soumettre. - Justement parlons un peu de ce manuscrit. Le poème est magnifique. Je n’ai jamais rien lu de tel même en arabe... affirma l’imam. - N’exagérons rien Merci quand même. Venant de toi ce compliment est plutôt encourageant. - Laisse-moi terminer. Le dernier épisode est proprement fantastique. Après sa fuite et sa retraite dans cette caverne du mont Sinaï le saint fait un songe où lui apparaît un ange du Seigneur qui lui indique du haut d’un escarpement l’étendue brûlante du désert où erre un peuple en butte à une nuée de démons ailés un peuple affolé qui tourne en rond sans savoir ni où il est ni où il va... L’ange du Seigneur commande au saint de délivrer cette foule ce qu’il fait en provoquant un orage magnétique dont les éclairs intenses brûlent les ailes des démons qui dès lors sont perdus. Cet épisode mériterait à lui seul d’être imprimé dès maintenant mais je ne vois aucune revue capable de le faire. Il est de plus en plus question de fonder des revues appropriées seulement ce n’est qu’un projet. Attendons un an ou deux nous verrons bien car pour ce qui est d’une publication intégrale ça nous reviendrait cher tout le monde pratiquant ici le compte d’auteur. - Combien à peu près interrogea le Vieux. - Oh Deux trois millions pour deux mille copies imprimées. - Je n’ai jamais eu je n’ai pas et je n’aurai jamais une telle somme. - Mais il y a des mécènes. - Des mécènes – Oui. Des gens riches qui paient les frais de ce genre de publications expliqua l’imam. - Comme nos parvenus - Que non Ceux d’ici sont incultes. Les gens dont je parle sont des lettrés qui s’intéressent aux textes comme le tien. - Que dois-je faire donc - Achève d’abord ce travail. Après nous aviserons. Le Vieux était content. Enfin il allait être publié et lu de son vivant… peut-être. En tout cas il avait une confiance aveugle en l’imam. - Eh bien patientons dit-il en se retirant le manuscrit dans sa choukkara cette éternelle sacoche berbère qui lui pendait à l’épaule et ne le quittait jamais quand il avait à faire à l’extérieur car elle pouvait tout contenir tant elle était grande. En rentrant il trouva sa vieille épouse occupée à plumer des perdreaux. À la question de savoir d’où ils venaient elle répondit - C’est ce vieux brigand de H’Mad qui te les a apportés. Il a été à la chasse. - Ah L’ancien tueur pense encore à moi Il est bien le seul à le faire ici. Eh bien prépare-les comme il te plaira - J’ai une bonne recette pour ce gibier délicat tu verras. - Fais comme il te plaira répéta-t-il. Quant à moi je commence à perdre la mémoire... J’ai été chez l’imam à la medersa mais j’ai oublié de lui porter un paquet de mon thé préféré. Il va falloir que j’y retourne après ma sieste. - Inutile que tu y ailles je lui remettrai moi-même ce paquet en allant moudre mon orge à la minoterie dit la vieille. - À la minoterie s’étonna le Vieux. Mais tu disais que... - Ce que je disais n’a plus aucune importance maintenant. J’y vais parce que mes épaules me font si mal que je ne peux plus faire tourner notre meule. J’ai une bonne excuse. - Ah bon Je pensais seulement que tu avais soudain perdu la tête et choisi le parti de la 54 54 - Non Pour l’essentiel je reste traditionaliste. - Trêve de plaisanterie Je suis très content que tu sois délivrée de cette corvée d’un autre âge. Il y a des machines bénéfiques et des machines maléfiques. Tout dépend de ce qu’on en fait. La minoterie est un don du Ciel... L’automobile aussi quand elle - ne sert pas à provoquer l’ire des laissés-pour-compte. Hé C’est pourquoi on en brûle lors des émeutes. L’auto est comme une femme aguichante qui joue trop de ses charmes. Elle lance constamment un appel au viol. Et ce n’est pas l’envie de tout casser qui manque à ces hères qui peuplent les villes. Ils y vont d’un coeur léger en masse mettent le feu à ce qui leur tombe sous la main... Et vas-y Encore une L’incendie fait son oeuvre à la grande joie de celui qui ne possède pas même un âne. On parle tous les jours de ces émeutes et de ces émeutiers à la radio. Les villes sont devenues un enfer pour le pauvre comme pour le riche. Passé un moment il se ressaisit et ajouta - Mais je parle je parle je parle... Je vais plutôt me faire un bon thé et me remettre au travail. Le saint me sollicite. La vieille ne dit mot. Le sachant dans un autre monde elle se concentra sur la préparation du repas de midi après avoir donné le foie des volatiles au chat roux qui était venu l’importuner. À l’extérieur une brise fraîche adoucissait les premières ondes de cha- leur qui commençaient à chauffer le sol et les pierres avant de se répandre en un brasier 55 55 - Point trop nen faut mon ami... Tu te réveilles la nuit pour écrire du jamais-vu pour toi qui as toujours dormi comme une souche dit la vieille qui sinquiétait un peu de lagitation soudaine qui s était emparée de son mari. - C est que je suis déterminé à finir cette oeuvre. Et si je me lève la nuit pour travailler cest qualors il mest venu des idées et même des strophes entières quil faut noter sous peine de les voir se dissiper comme fumée dans un courant dair rétorqua le Vieux en extase devant un poème dont il avait déjà rempli plus de la moitié du cahier vert. - Je naimerais pas que ta santé en souffre cest tout. - Ma santé C est quand je n écris pas que je la perds à faire des futilités. Quand je suis à loeuvre au contraire des forces neuves me viennent tout à coup d on ne sait où. Alors dis-toi bien que c est plutôt bénéfique. - Tu te sens donc bien - Mieux qu’un jeunot En tout cas je vis pleinement ma vie en ce moment. Tu n’as donc rien remarqué - J’ai remarqué que tu avais un peu changé dit-elle. - Moi Je n’ai pas changé. Je vis seulement au même rythme que mon personnage. C’est un rythme d’enfer mais il me plaît. - Depuis quelques jours le Vieux mettait toute son énergie dans cette oeuvre qui ne paraissait pas toucher à sa fin car plus il écrivait et plus il ressentait l’impérieux besoin de continuer. C’était donc une longue épopée une sorte de roman de guerre mythologique qu’il rédigeait dans le silence monacal du petit salon. Et il se levait maintenant la nuit lorsque des images fulgurantes l’arrachaient au sommeil. Il voyait alors les scènes à décrire. Il couchait sur le papier une page ou deux parfois seulement une strophe et il se rallongeait et se rendormait aussitôt. Cela ne le fatiguait pas quoi que pensât sa vieille femme. Il lui arrivait même d’oublier qu’il s’était levé pour écrire. C’est ainsi que le lendemain il découvrait de nombreuses pages toutes fraîches dont il s’étonnait mais le plaisir était immense. Il travailla d’arrache-pied pendant quelques semaines puis un beau jour il constata qu’il ne pouvait plus avancer le texte étant achevé. Il apprécia l’épaisseur des pages et vit qu’il y avait là de quoi faire un beau petit livre. Alors il décida d’aller consulter l’imam à la medersa seul capable de le conseiller avec pertinence. - Je peux faire faire une belle copie par un de mes disciples dit-il au Vieux. - C’est bon. Garde le cahier je reviendrai dit-il. Et il s’en alla. Revenant quelques jours plus tard il constata que la copie de l’élève était un chef- d’oeuvre de calligraphie. Cela lui donna une idée. - Nous devrions publier ce recueil comme ça dit-il à l’imam. On n’a pas besoin d’imprimerie. - Oh que si On a toujours besoin d’un imprimeur répondit l’imam. Il faut fabriquer le livre en tirer des exemplaires. Il faut des machines... Tirer trois cents ou cinq cents exemplaires À nous de voir. Je pense que cinq cents suffisent... Oui cette calligraphie est supérieure aux caractères d’imprimerie actuels nous pouvons la conserver. Mais l’intervention d’un imprimeur reste indispensable. Ce que je vais faire maintenant c’est garder non pas le manuscrit original mais cette calligraphie dans un coffre métallique à la bibliothèque. Ensuite j’attends. J’attends qu’un mécène tombe amoureux de la calli- graphie. Après quoi... - C’est possible qu’il y en ait un mais ce sera long dit le Vieux. Et après un moment il ajouta - Tu sais publier aujourd’hui ou dans un siècle ça m’est égal. L’essentiel est que ceslide 56 56 recueil soit en sûreté chez toi. Plus tard il y aura forcément des gens qui le découvriront. - Je pense comme toi mais nous ferons notre possible pour l’éditer si Dieu veut. L’intervention de l’imam fut si efficace que moins d’un mois plus tard un alim professeur à l’institut de Taroudannt et ami de l’imam trouva la solution idéale ouvrir une souscription. Ce qui fut fait. Le livre parut mais l’événement resta sans écho car les médias ne s’intéressaient pas à la poésie berbère. Cependant le Vieux reçut des lettres d’admiration et eut même la visite inopinée d’un raïss qui désirait mettre en musique et chanter certains de ses poèmes. Il refusa net cette offre prétextant qu’il n’avait rien écrit d’autre que l’épopée elle-même. Mais en réalité il ne voulait pas que l’on confondît poésie et chanson poète et saltimbanque. Les gens ne faisaient pas la différence à son avis. Il faisait cependant une exception pour Haj Bélaïd chanteur qu’il considérait avant tout comme un poète car ses textes n’avaient rien de folklorique contrairement à ceux des autres qui étaient davantage des improvisations que des écrits inspirés et longuement mûris. Mais le Vieux ne put échapper à ce circuit. L’éditeur qui vint le voir à la medersa exigea que ses poèmes soient à la fois imprimés et mis en musique sur des cassettes audiovisuelles par des chanteurs-compositeurs professionnels. Il avoua tout de go que cela rapporterait de l’argent. Bouchaïb s’entêta s’emporta même en maudissant une fois de plus la modernité mais il finit par céder à cette offre inattendue car l’imam y voyait un beau signe le signe que la langue berbère allait enfin entrer dans un nouveau cycle de vie. - Après tout tu n’as rien à perdre tu vas seulement gagner de l’argent honnête dit-il au Vieux. Bouchaïb eut donc assez d’argent pour en offrir une partie à la medersa qui avait besoin de réparations car les pierres murales se disjoignaient par endroits. L’imam ne savait comment le remercier mais le Vieux l’interrompit - Hé Sans toi je ne serais qu’un hère qui écrit un de ces vieux patraques qui disparaissent sans laisser de traces. Un parfait inconnu en sommet Ce qui compte c’est qu’on me lise le reste importe peu. Je n’ai donc plus besoin de décrypteur. C’est le bon côté de la modernité. Tout est facile de nos jours. - La modernité n’est pas complètement négative dit l’imam. - Si on l’adopte dans les limites du raisonnable. - Oui. C’est ce qui échappe aux parvenus. - J’allais dire la même chose conclut le 57 57 Bien quil fût rétif à la diffusion audiovisuelle de son oeuvre il admettait volontiers que cétait un mal nécessaire vu que la majorité de ceux qui auraient ainsi accès à sa poésie étaient des analphabètes et que seule une élite triée sur le volet pouvait le lire dans le texte. Cette forme de communication avait dailleurs pris une proportion telle que l’exploitaient à fond les prêcheurs politiques les chanteurs et les satiristes. En outre une seule cassette était écoutée par des dizaines de personnes en même temps dans les transports en commun par exemple ou les cafés populaires. Mais le Vieux préférait une élite lettrée qui savait goûter et apprécier la poésie à une foule peut-être admirative mais sans imagination et sans autre compréhension que le tra-la-la du saltimbanque pour elle le sens navait aucun sens. À la fin il eut une petite pensée émue pour ce peuple d ignorants et il reconnut qu il avait sans doute un peu d imaginaire et pourquoi pas des sentiments quun mot une idée ou une image pouvaient libérer d’un coup. Après tout ce sont des êtres humains. S’ils ne comprennent pas tout ils réagissent quand même à certaines choses. Leur façon de percevoir le poème est seulement différente de la nôtre qui est plus sophistiquée. » Chez lui il fut accueilli par sa vieille épouse avec un large sourire. Elle n’attendit même pas qu’il fût assis pour dire - Hé On a parlé de toi à la radio d’Agadir. - De moi Qu’est-ce qu’ils ont dit - Que tu es un grand anaddam 1 . Et quelqu’un a lu un passage du saint. Ça alors Mais comment ont-ils pu avoir le livre - Ce sont des gens du métier hé - C’est vrai. Ils fouinent partout. Il lui révéla que ses poèmes seraient bientôt chantés par des raïss et enregistrés sur cassette. - Nous n’avons rien pour écouter une cassette dit-elle. - J’achèterai un lecteur au magasin du village. Une marque japonaise. Il paraît que c’est ce qu’il y a de mieux. - Alors je t’écouterai enfin. Elle était visiblement heureuse d’avoir la possibilité d’entendre les écrits de son époux. - Nous autres qui ne savons ni lire ni écrire ajouta-t-elle nous sommes comme les bêtes il faut nous parler. La cassette est une bonne invention. - Oui oui dit le Vieux un peu agacé. Mais savoir lire et écrire c’est mille fois mieux. On comprend mieux la poésie on ne rate presque rien. On prend plus de plaisir à lire qu’à écouter un poème... Mais ce n’est que mon avis. Un avis qui en vaut un autre. - En tout cas tu m’as rendue heureuse. Je suis vieille mais heureuse de vivre ces événements en ta compagnie. J’ai toujours su que tu cachais une grande âme. C’est pourquoi je n’ai jamais souffert avec toi. Il n’y a qu’à écouter ce que disent les autres femmes pour comprendre. Elles en veulent toutes à leur conjoint. Il a toujours quelque chose à se reprocher celui-là. Il les bat les maltraite ne leur achète rien sauf un vêtement et des souliers de temps en temps et il exige d’elles une perfection absolue. Qu’elles soient des anges quoi Moi je n’ai jamais eu à me plaindre de toi. - Moi non plus dit le Vieux. Mais j’ai constaté une chose le riche ne bat pas sa femme seul le misérable bat la sienne. Sais-tu pourquoi - Non répondit la vieille. - Eh bien le riche n’a aucune raison de se comporter comme une brute. Le 1 - Compositeurslide 58 58 misérable lui a toutes les raisons du monde et de l’enfer d’agir comme tel. Quand il bat sa femme il croit qu’il bat la misère. Sa femme à la longue finit par incarner la misère alors il la bat pour s’en délivrer. - Pour se délivrer de sa femme dit la vieille. - Non de la misère alors qu’il est lui-même cette omniprésente misère qu’il voit autour de lui mais pas en lui. Une misère qui lui colle à la peau sans qu’il puisse s’en défaire. Pauvre diable Ces gens-là sont à plaindre car ce sont souvent des victimes qui ne se défendent pas. Ils se complaisent dans leur rôle subalterne obséquieux sournois futiles... On leur applique toutes les épithètes dégradantes et ils s’en accommodent. Oui on finit par s’habituer à sa condition et même par l’ 59 59 Quelques jours plus tard le Vieux se rendit au magasin du village. Il demanda qu’on lui présentât tous les lecteurs de cassettes disponibles ce qu’on fit. Alors il sollicita l’avis du patron qui s’y connaissait. - Si tu veux mon avis prends celui-là. Il enregistre et lit les cassettes dit le marchand. - Non dit le Vieux je préfère seulement les écouter. - Bon. Celui-ci est parfait dans ce cas il est japonais. - Je le prends. Donne-moi aussi des cassettes de Haj Bélaïd. Et une lampe à gaz. On le servit. Il était content de ces deux achats. D’une part la possession d’un lecteur de cassettes était devenue indispensable d’autre part celle d’une lampe à gaz assez puissante remplacerait avantageusement les lampes à carbure de calcium dont la flamme s’éteignait au moindre courant d’air. Sa vieille femme partagea son avis. - Mais nous nous modernisons en catimini dit-il. Ils rirent de ce bon mot adapté à la situation. - Ce n’est pas en acquérant ces petites bricoles ou même une voiture qu’on est moderne. Il y a toute une éducation à faire avant de prétendre à la modernité. Tout le reste n’est que façade affirma le Vieux. Et après un silence - Je dois encore avoir des cahiers vierges quelque part je pense. - Il n’y en a plus dit la vieille. Tu te souviens je t’en avais montré un que les rats avaient largement entamé. Tu l’as jeté au feu. C’était le dernier. - J’en achèterai demain. De toute façon je n’écris rien aujourd’hui. La poésie demande du temps. Et puis attendons de voir un peu le résultat de ce que j’ai déjà fait. - Elle ne dit rien. Elle ne comprenait rien à ces choses. Fors la cuisine et la vie courante en général tout le reste était nébuleux pour elle. Cependant elle aimait écouter de la poésie et elle était fière de son homme ce qui la rendait encore plus heureuse. - J’ai cependant le titre d’un futur poème dans la tête. C’est Tislit Ouarnan la fiancée de l’eau ou l’arc-en-ciel en berbère. Mais de là à le produire... Le Vieux se tut. Elle le regarda un bon moment puis elle osa dire - C’est un joli titre. Je suis sûre qu’il sera fait dans quelques jours. - Peut-être. En tout cas ça travaille dedans dit-il en tapotant du doigt sur sa tempe. Il y a déjà des images des lambeaux de vers... Si c’est comme ça que ça se compose oui il sera là bientôt assurément. L’idée elle-même est claire la fiancée de l’eau perd son ami à cause du soleil. Rendue folle par sa disparition elle monte au septième ciel regarde un bon moment l’univers étoilé et noir puis elle s’élance dans le vide sidéral. Dès lors il n’y a plus de tonnerre plus d’orage aucune averse aucune ondée. C’est le début d’une longue sécheresse sur terre. Les hommes ont beau faire des prières rogatoires aucune goutte d’eau ne tombe plus du ciel. Les vallées s’assèchent les cailloux apparaissent sous l’effet du vent la désertification prend d’assaut les sols autrefois fertiles... - Mais c’est inquiétant dit la vieille. - Oui c’est inquiétant. Et je crains que ça ne soit prémonitoire. - Car tu penses que tu possèdes le don de la divination - Tout vrai poète est plus ou moins devin dit-il c’est bien connu. - Il y aura donc une sécheresse - Forcément puisque le désert gagne du terrain tous les jours. Les gens ne respectent pas l’équilibre de la nature ils coupent trop d’arbres sans rien replanter à leur place. Cela modifie le climat. Quelques années suffisent alors pour transformer un lieu autrefois arable en un petit bout de désert totalement stérile. Après ça va dire aux gens de cesser d’émigrer vers les villes Chez nous tant qu’il y aura de l’eau dans les puits ça ira. Mais ailleurs c’est-à-dire là où il n’existe pas de puits mais seulement des citernes que vient de temps en temps remplir l’eau de pluie les habitants seront forcés d’acheter cetteslide 60 60 eau précieuse loin de chez eux et de la payer cher. Cette pratique est déjà courante un peu partout. Il suffit qu’il ne pleuve pas pour qu’on y recoure. Donc mon poème n’est pas aussi prémonitoire qu’il le semble à première vue. La désertification est déjà là. - Si tout cela est vrai les pauvres d’ici vont souffrir dit la vieille. Que mangeront-ils s’il ne pleut pas - Ils iront en ville eux aussi. Ils s’ajouteront aux chômeurs et ainsi... Il se tut. - Et ainsi... dit la vieille. Continue. - Ce sera pour eux une mésaventure et pour la société une plaie. Je connais le cas d’un homme qui est parti d’ici en emmenant sa femme sa vieille fille et son fils. Il travaille comme contremaître dans des salines au nord d’El-Jadida. Son fils comme lui-même vit dans un bled perdu. Il répare des télés des radios sans avoir jamais appris le métier mais il s’en tire tant bien que mal. Il a un certain don du bricolage. Ça lui rapporte de quoi vivoter. Voyant qu’il avait ce petit métier assuré dans ce coin perdu cet idiot s’est marié. Il a maintenant trois gosses qui ne mangent pas à leur faim et ne portent rien sur le dos. Tu vois un misérable reproduit forcément de la misère. J’ai lu quelque part que le rat qui est un animal intelligent sait réguler son groupe contrôler le taux des naissances par exemple. Ainsi lorsque la nourriture se raréfie le nombre d’individus chute et ne se stabilise que si chaque rat mange à sa faim. Chez l’homme c’est tout le contraire qui se passe. Le riche ne fait pas de famille nombreuse le pauvre si. Un pauvre qui n’a déjà rien n’arrête pas d’engendrer une masse de gueux c’est ça le comble Et c’est dû. à quoi À un mauvais legs de la tradition. Ayant on devait avoir le plus d’enfants possible pour contrecarrer la mortalité infantile qui était permanente et parce qu’on avait besoin de bras pour travailler la terre. Pour les vieux parents c’était aussi la garantie d’avoir une retraite sans soucis. À l’époque la famille était soudée homogène. Ce comportement était donc valable. Mais aujourd’hui il ne l’est plus. On devrait faire comprendre ça à ces miséreux qui se reproduisent comme des lapins. Mais un misérable est d’abord un ignorant patenté on ne peut rien lui faire admettre et le plus souvent il impute sa misérable condition à la fatalité. Ce dont manque ce pays c’est d’un bon système éducatif pour commencer. Il n’y a même pas d’école dans certains villages. Il n’y a que l’école coranique pour les petits. Seuls les enfants de riches ont droit à une bonne éducation. Dans les villes ils suivent les cours d’institutions privées. Après quoi on les envoie en Europe ou en Amérique. Ils obtiennent des diplômes solides. Quant aux autres... Eh bien les autres restent justement les autres c’est-à-dire rien. En général ils n’achèvent pas leurs études médiocres. Ils se contentent d’une licence et aussitôt commencent à chercher un emploi alors que de vrais diplômés chôment. L’autre jour à la radio il en était question. Ces gens-là cherchent seulement un travail qui leur donne de quoi vivre. Mais il n’y a rien. Pendant ce temps les parvenus... Il n’acheva pas sa phrase. L’image du parvenu lui était soudain apparue si monstrueuse qu’il cligna des yeux comme si celui-ci s’était d’un coup matérialisé devant lui. - Pendant ce temps... répéta la vieille. - Je n’achève pas Le parvenu est une honte Quand on voit tout le reste on a envie de lui crier bien fort Sale ordure Ne vois-tu pas que tu as les pieds dans la merde » La vieille éclata de rire. - Oui cet imbécile marche dans la merde et il ne voit rien ne sent rien répéta le 61 61 Un jour qu’il faisait une chaleur particulièrement saisissante et en milieu d’après- midi le Vieux qui écrivait entendit une rumeur lointaine suivie d’un énorme vacarme comme celui d’une armée qui part à l’assaut d’un fort qu’elle n’a de cesse d’enlever malgré le courage de ses défenseurs retranchés derrière une muraille de fer et de feu. Ce bruit inhabituel le distrayait de son travail. Il reposa le porte-plume à côté de l’encrier sur la petite table ronde se leva et se posta à une fenêtre. Il vit d’abord un nuage de fumée puis en abaissant les yeux à hauteur du paysage un champ de flammes. C’était un incendie qui ravageait l’un des plus beaux vergers de la région. Il n’y avait pas moyen de l’éteindre malgré le concours des pompes à eau des environs qui s’étaient toutes mises à pétarader. Puis le tumulte se transforma en cris injures menaces... Impuissants les gens grouillaient autour du sinistre comme une fourmilière affolée. Le feu s’éteignit de lui-même ne laissant derrière lui que des cendres et des troncs calcinés. Malgré la distance le Vieux pouvait reconnaître les cris de rage du propriétaire. - C’est le verger d’Oumouh qui a flambé dit-il. Il y a à parier qu’il a déjà trouvé un coupable parmi ceux-là mêmes qui sont venus l’aider. II va donc nettoyer et astiquer sa vieille pétoire à poudre noire et se préparer au combat comme au bon vieux temps. Il faut le comprendre... Le pauvre vieux vient de perdre sa seule fortune ce verger précisément. - C’est abominable Si on a mis délibérément le feu au verger je trouve ça abominable dit la vieille. - Je ne vois personne mettre exprès le feu à ce verger moi dit le Vieux. Il fait très chaud et les rayons du soleil sont vifs. Il suffit d’un bout de métal ou de verre pour déclencher le feu. C’est peut-être ce qui est arrivé. Le lendemain le Vieux apprit qu’on avait trouvé sur place des canettes de bière brisées et des mégots. Et comme il l’avait pressenti Oumouh avait ressorti son arsenal guerrier d’autrefois pour en découdre mais le Mokaddem le lui avait confisqué. L’enquête révéla qu’on avait fait la noce ici en pleine nuit. Il n’y avait donc pas de coupable ni de plainte à déposer. On en resta là. - Ce vieil animal aura un autre verger tu verras dit le Vieux. Il est l’ami des parvenus. Que dis-je C’est leur homme à tout faire et le guide de chasse car il est expert en la matière. Il doit bien en tirer des bénéfices... - C’est honteux quand même Boire dans un verger qui n’est pas le vôtre et en pleine nuit comme un voleur - Ce sont ces jeunes qui viennent de la ville. Ils font ça pour briser les tabous expliqua le Vieux. Des vacanciers qui auraient plutôt dû courir les filles sur les plages du Nord qui sont ma foi très propres et très belles... Mais ceux-là Oumouh ne les touchera pas ce sont les enfants de ses nouveaux amis. Et puis tu sais à cette heure il a déjà sans doute été dédommagé par ces messieurs qui n’aiment pas le scandale. Certainement Ce vieux filou a dû toucher quelque chose un gros paquet sinon il serait allé tout droit au bureau du caïd ou chez les gendarmes. Bien visé Il n’a fait ni l’un ni l’autre. D’autres plants vont arriver ces jours-ci. Il replantera car il aime le faire avec un ou deux ouvriers agricoles pour l’assister et pour que ça aille plus vite dit le Vieux. - Son fils unique est toujours à Casa demanda la vieille. - Oui. C’est un dégénéré un vaurien. Le père lui a laissé un magasin bien garni mais il a tout claqué avec des putains et trouvé le moyen de faire des dettes bancaires. Et il a abandonné ici sur les bras du père une femme légitime et des enfants. - Incroyable Et le frère d’Oumouh ce borgne - Celui-là c’est un parfait salopard. Il est l’oeil et l’oreille des gendarmes un mouchard. Pas mal d’opposants ont pâti de ses confidences à la gendarmerie. - Quelle familleslide 62 62 - Comme tu dis. Oumouh qui est vieux s’est pourtant remarié avec une jeune de dix-huit ans une pauvresse. On dirait qu’il est aussi vigoureux qu’un jeune taureau. Ils rirent. La vieille préparait le thé. Le Vieux qui s’était rassis avait devant lui sur la petite table un gros cahier ouvert où il écrivait son nouveau poème Tislit Ouaman. - C’est que précisément il l’est dit la vieille femme. Je l’ai vu passer à la minoterie l’autre jour. On ne lui donnerait pas l’âge qu’il a réellement. II existe des natures comme celle-là qui défient les années affirma le Vieux. Or celui-là a tâté de l’aventure c’est un ancien baroudeur. Il sait fabriquer la poudre et couler des balles de plomb. Il a toujours son matériel caché quelque part dans la maison. Une maison qui ressemble plutôt à un labyrinthe tant elle est sombre et truffée de pièges et de détours. C’est qu’il est méfiant le vieux bouc Il se défierait de son ombre. Et ses ennemis d’hier qui sont encore en vie savent à quoi s’en tenir. Quand il menaçait Untel celui-ci devait de son côté se préparer au combat. Ils sont tous les mêmes ils ont tous leurs vieilles armes fusil à poudre noire et poignards. Mais ils ne s’en servent plus. Bon Donne-moi de ce thé. Je vais continuer mon poème. Écoute encore ce que je vais dire... J’ai assisté dans le temps à un incendie moins spectaculaire c’était la clôture épineuse d’une maison qui flambait. Eh bien la solidarité était telle que les femmes et les hommes avaient spontanément constitué une chaîne humaine leur permettant de se passer de main en main les récipients et cela depuis le puits jusqu’à la maison menacée. Cet incendie de clôture fut éteint très vite et la maison qui était juste derrière ne présentait aucune trace de flammes à l’extérieur. Cette solidarité n’existe plus. Si aujourd’hui une maison de pauvre brûle on la laisse brûler c’est tout. Il but une gorgée de thé chaud fuma et reprit - J’ai presque fini mon poème. Écoute donc ces vers Tislit Ouaman éplorée hurla du haut des monts Soleil maudit tu as tué l’époux splendide de la terre Le soleil dit Retire-toi tu charmes les autres Avec mes propres rayons Avec mon coeur rutilant mon feu roulant Et tu m’oublies moi soldat de la nuit et du jour. - J’en suis là dit le Vieux. Qu’en dis-tu - C’est beau. En effet l’arc-en-ciel c’est à la fois eau et lumière. Mais qui a raison dans l’histoire – Le plus fort La nature a toujours raison affirma le Vieux. Et il reprit sa 63 63 Un matin on frappa à la porte et ce fut le Vieux qui alla ouvrir. Sa surprise fut- tellement forte en reconnaissant le visiteur qu’il faillit en perdre la parole c’était son vieil ami de France qui revenait ici après bientôt trente ans d’exil total. Les salamalecs interminables achevés ils montèrent dans le petit salon s’assirent l’un en face de l’autre et s’examinèrent un bon moment. - Tu n’as pas beaucoup changé dit le Vieux. Tu es toujours aussi jeune et peut-être du côté des femmes plus performant qu’un jeune. Mais comment as-tu fait pour venir Radwane Dis-moi quelle mouche t’a piqué. - Il y a bien trente ans que je n’ai pas remis les pieds dans ce pays. Qu’y faire quand on n’y a plus personne... à part toi bien sûr Je suis donc resté là-bas. Je suis français comme tous les autres marié je paie des impôts et je vote – c’est démocratique. J’ai trois enfants. L’un travaille avec moi dans l’agroalimentaire et les deux autres exercent des professions libérales. Il y a un médecin et un avocat. C’est donc uniquement pour te revoir que je suis revenu. J’ai pris un billet d’avion comme un touriste et me voici. Mais j’ai fait expédier deux cartons pleins de bricoles pour toi par le car qui fait Paris-Tiznit. Ici j’ai loué une voiture. Je ne compte pas rester plus d’une semaine. - C’est net et précis dit le Vieux. Eh bien tu déjeuneras ici. - Oui. - Et tu resteras jusqu’à demain. - Non. J’ai des rendez-vous à Agadir. Tu recevras les cartons ici même. Le chauffeur du car te les apportera en personne. - Ah Quel plaisir de te revoir dit le Vieux. Tu bois encore du thé au moins - Bien sûr mais je bois aussi du bon vin et de la bonne bière. - À ce moment la vieille épouse de Bouchaïb entra dans le salon. - Tu reconnais notre visiteur lui demanda le Vieux. Elle réfléchit un instant et dit - Non vraiment je ne le remets pas. - Il y a tellement longtemps. Tu es tout excusée. C’est Radwane notre ami de France. - Maintenant je le reconnais. Je n’aurais jamais pensé qu’il reviendrait. Sois donc le bienvenu Radwane tu es de la famille. Je vais vous préparer du thé et des friandises. Elle s’en alla puis revint avec ses ustensiles habituels. Elle s’installa assez loin des deux hommes pour les laisser parler à l’aise et elle commença à préparer la boisson. Le chat renifla le visiteur se frotta à sa jambe et retourna à l’oreiller qui était devenu sa litière. - Ah Toi par exemple dit Radwane. Tu es connu même à Paris. Il y a seulement quelques jours une radio berbère a parlé de toi. C’est peut-être ce qui m’a déterminé à venir. L’animateur que je connais bien a donné un long extrait de ton épopée sur le saint. Il a réussi à se procurer ton livre c’est un crack Mais en as-tu toi de ces livres ici - Oui je t’en donnerai trois. Il alla les chercher dans un coffre de bois peinturluré. Après les avoir feuilletés Radwane s’exclama - Ce sont des oeuvres d’art mon vieux À Paris ils coûteraient une petite fortune. Qui a exécuté cette belle calligraphie - Un élève de la medersa dit le Vieux. - C’est un virtuose ce petit. Est-ce qu’on pourrait le voir - C’est facile. - Comme poète tu te poses un peu là dit Radwane. Ce que tu fais est sublime. - Merci mon ami. Mais parlons d’autre chose. Tu liras le livre à tête reposée. Comment va la France - La France va de moins en moins bien. Les jeunes chôment. Ils se droguent dealent c’est-à-dire qu’ils vendent de la drogue pour en avoir à consommer eux-mêmesslide 64 64 volent agressent dans les magasins les couloirs de métro les bus. Quand la police tire sur l’un d’eux qui vient de faucher une voiture ils sortent le soir brûlent des pneus des autos pillent les boutiques les supermarchés blessent des flics... Et pendant ce temps on les filme... Les images passent à la télévision ça fait peur au Français moyen qui dès lors vote pour l’extrême droite le fascisme à la française quoi L’Arabe est le suspect numéro un. On lui refuse le visa d’entrée sur le territoire on le refoule on le place en rétention administrative quand il n’est pas en situation régulière. Un sans-papiers est un sans domicile fixe il risque gros à tout instant. Les crânes rasés tuent le Maghrébin comme ça pour rire. C’est bête et c’est mortel. Personnellement je suis loin de ces problèmes mais ce qui se passe est inquiétant. - Et il y a encore des fous ici qui veulent aller en France Ils devraient savoir qu’il n’y a pas de place pour eux dans les pays d’Europe. Mais qu’est-ce que tu peux faire comprendre à un ignorant dit le Vieux. - J’ai pris mes précautions depuis longtemps. C’est pourquoi je me suis fait naturaliser quand c’était encore possible. Je suis un bon citoyen respectueux des lois de la République et je ne vais pas provoquer de tapage folklorique là où il ne faudrait pas. Or la plupart des Maghrébins immigrés sont de parfaits illettrés. - Comme ceux d’ici dit le Vieux. - Ceux d’ici sont entre eux ils n’emmerdent personne. - C’est juste. La vieille femme les servit. - La région a drôlement changé dit Radwane. On se modernise par ici. - Oui mais c’est une modernité fanfaronne répondit le Vieux. Une couche de mauvaise peinture qui craque vite pour faire apparaître la vraie nature des choses. Les gens de chez nous sont irrespectueux de tout sauf de l’argent. Un jour ce village cette vallée ne seront plus qu’un désert. Ce sera triste pour ceux qui n’ont jamais rien eu même un vêtement décent. La misère que tu as vue en France n’est pas celle d’ici. Notre misère est tenace elle s’accroche et se reproduit à grande vitesse comme un microbe. La France elle a les capacités pour juguler la sienne qui n’est après tout qu’un mauvais quart d’heure à passer. Ici ce sont des siècles de misère qui se sont ligués pour donner ce que nous voyons aujourd’hui une misère incurable qui s’amplifie et mine les bases de la société qui la sécrète une société où seul le riche fait ce qu’il veut va où il veut. La grande masse elle tourbillonne et bouillonne au fond d’un gouffre vertigineux. Oui gare au vertige. Nous sommes au bord d’un gouffre monstrueux. En perdant la tradition on a aussi perdu le respect de la femme et de l’enfant. Les filles se prostituent les garçons aussi. Et les enfants croupissent dans le caniveau. Mais il n’y a rien à faire. Ce sont les mentalités qu’il faudrait changer. - Ton analyse est juste. Si les mentalités ne changent pas ça ne s’améliorera pas dit Radwane. Mais passons à autre chose. Sachant que tes poèmes seront tôt ou tard mis sur cassette je t’ai apporté un certain nombre de gadgets. Ça t’amusera. Tu as aussi ton thé préféré et du très bon tabac. Je dois t’en envoyer assez souvent car tu es un fumeur invétéré. Tu apprécieras donc ces mélanges raffinés. Mais… possèdes-tu toujours un âne - Non. J’ai une mule. Un âne ne fait pas de vieux os ici. Le dernier que j’ai eu a été bouffé par les charognards il y a trois ans peut-être. Ici quand une bête crève on jette sa carcasse aux fauves. J’ai donc une mule charmante qui ne demande qu’à sortir mais comme je suis indisponible elle reste dans son réduit. Avant j’allais au souk une fois par semaine maintenant c’est tous les trois mois. On trouve ce qu’on veut au magasin du village ce n’est plus comme autrefois. - C’est une excellente chose répondit Radwane. À cet instant on entendit une série de coups de feu. - C’est ce bandit de Hmad qui chasse le perdreau dit le 65 65 - L’ancien tueur - Oui. Je lui ai demandé de m’apporter du gibier pour aujourd’hui. On a beau dire c’est un homme remarquable. Je l’aime bien. Le Vieux alla regarder par la fenêtre. Puis il revint s’asseoir. - Je ne me suis pas trompé dit-il. - C’est bien lui et il vient ici. Dix minutes plus tard en effet on entendit frapper à la porte. La vieille femme alla ouvrir. Quand elle revint elle portait six perdreaux ensanglantés. Le chat courut à la rencontre de sa maîtresse qui le chassa sans ménagement. Il aurait été capable de voler un de ces volatiles encore saignants. - Hmad t’a apporté ceci dit la vieille. Je lui ai dit de monter mais il s’est excusé. Il a paraît-il des choses à faire. - Des choses à faire Il préfère plutôt sa solitude que la compagnie des hommes. Il est casanier. Eh bien régale-nous donc avec ce beau gibier - J’en mange souvent à Paris dit Radwane mais c’est du gibier d’élevage. Celui-ci doit être fameux. - Prépare-toi à te régaler. Le goût du gibier et même celui de la viande normale change suivant les régions. La viande d’ici a plus de goût que n’en a celle qui est vendue en ville. C’est ce que mange la bête qui fait la différence. Après un copieux déjeuner qui l’enchanta Radwane dit au Vieux - J’ai réfléchi. Je dois partir immédiatement pour Agadir. Je ne verrai donc pas ce jeune calligraphe. C’est dommage. Mais je n’ai rien à lui offrir. Qu’il suive donc sa route. Les personnes que je vais voir sont importantes. Je ne dois pas rater cette entrevue. Ils étaient assis devant deux verres de thé fumants le énième thé depuis le matin. - Dommage Moi qui aurais voulu te coincer ici pour que tu oublies un peu tes soucis d’investisseur... répondit le Vieux. Mais soyons sérieux. Pour le petit calligraphe c’est bon tu n’as rien à lui promettre. Il vaut mieux qu’il continue sa route déjà toute balisée. Mais pour ces investissements je dois te mettre en garde contre les margoulins. - Tu prêches un convaincu. Je connais tout ça. Mais là c’est du solide. Il s’agit en fait du rachat d’une ferme d’agrumes dans la plaine du Souss et de la création d’unités de production de jus d’orange pamplemousse etc. destiné à l’exportation. - C’est sérieux j’en conviens. Seulement gaffe Il y a des voleurs partout. - Il y en a même en France. Chez les politiques et ailleurs. Ça ne m’a pas empêché d’y faire des affaires en or. - Tu connais ton métier. Mais le Maroc c’est le Maroc tout le monde te le dira. - Je serai sur mes gardes dit Radwane. - Là je suis rassuré. Mais dis-moi puisque tu en viens dis-moi comment c’est l’Agadir d’aujourd’hui - Oh Une ville pour les touristes. Du béton encore du béton Et ça marche bien. Personnellement je ne mettrai pas un sou là-dedans. Le tourisme est aléatoire car trop dépendant de la conjoncture politique et des événements. - C’est une machine qui tourne bien alors - Il me semble dit Radwane. Pour le moment du moins. - Il se leva prit les livres que lui avait donnés le Vieux. - Je vous dis au revoir. Le Vieux se leva aussi. Il était ému. - Ah Dieu fasse que tu reviennes l’année prochaine Ça me fend le coeur de te savoir dans un autre pays loin de nous autres. - Il conduisit Radwane jusqu’à la porte d’entrée. Quand il fut remonté il s’affala comme s’il venait de soulever un poids 66 66 - Tu es fatigué demanda la vieille. - Non. Je suis seulement ému. Trente ans d’éclipse et le voilà déjà parti pour une autre longue absence. Mais tu es là toi. Et le chat aussi est là. Ah mon beau rouquin Tu ne peux pas savoir le prix d’une amitié. Tu n’es qu’un chat toi. Bon Est-ce que j’aurai encore le courage d’écrire Peut-être. Mais après la sieste seulement. Se couchant sur le tapis qui recouvrait le sol il s’endormit rapidement. - C’est un grand enfant dit la vieille au chat qui la fixait sans 67 67 Après un été torride ponctué d’orages aussi violents que brefs qui avaient emporté les cultures en terrasse et endommagé les vieilles maisons l’automne fut calme et sans nuage. On s’attendait à voir tomber les premières pluies précédant les labours mais rien ne vint hormis un sempiternel vent brillant. L’année agraire s’annonçait assez mal et les radios elles-mêmes redoutaient compte tenu de l’avis unanime des experts une sécheresse prolongée. Ceux qui s’étaient préparés aux labours et qui vivaient de cela les plus pauvres donc avaient vite déchanté et remisé leur charrue. Le prix des céréales augmenta si vite que beaucoup d’indigents recoururent aux aides du gouvernement même ceux qui n’étaient pas habitués à la farine américaine ou canadienne en reçurent. Cette manne contrecarra quelque temps l’action cynique des spéculateurs qui détenaient des stocks importants de céréales dans des dépôts occultes. L’État les poursuivait de sa vindicte. Des procès et des saisies eurent lieu mais rien n’y fit la spéculation s’était si bien ancrée dans les mentalités que seuls les plus honnêtes marchands n’y succombaient pas. Les autres s’enrichissaient chaque jour au détriment du grand nombre. Au début de l’année suivante on vit errer par les campagnes et tout le long des routes des animaux solitaires chassés par leurs maîtres qui ne pouvaient plus les nourrir. Il y avait surtout des ânes parmi ces bêtes. Les pauvres équidés allaient ainsi dans la nature à la recherche d’un brin d’herbe et d’eau. A la fin épuisés ils se couchaient et crevaient en silence. Leur dépouille ne tentait même pas le charognard qui gavé n’avait que l’embarras du choix. Des moutons et des vaches crevaient également dans les fermes appauvries sur ces mêmes terres qui les avaient si bien nourris. Le prix de la viande s’était brutalement effondré. Personne ne voulait plus entretenir de bêtes d’abattage. Le cheptel en avait pris un coup sérieux quand advint la fête du mouton l’Aïd Al Kabir. On décida en haut lieu de ne pas procéder au sacrifice rituel ce qui arrangea du monde mais les plus dogmatiques suivirent à la lettre les préceptes religieux et sacrifièrent leur mouton en cachette et en pleine nuit. Comme le prix des denrées de première nécessité n’avait cessé d’augmenter une sourde agitation se remarquait dans les bidonvilles et les quartiers populaires ce qui n’empêcha pas les spéculateurs de continuer leur travail de sape. Un jour l’émeute éclata. Elle fut tout de suite attisée par des trublions professionnels qui manipulèrent une jeunesse ductile et inculte ignorant aussi bien la réalité que la politique. Ces événements se soldèrent par des dizaines de morts et des arrestations massives. Les jeunes qui en avaient réchappé retournèrent à leurs occupations ordinaires drogue vols vagabondage alcoolisme et prostitution. Une politique de barrages fut instaurée aussitôt que les experts météorologues eurent prédit un long cycle de sécheresse. On commença à édifier des ouvrages imposants et des petits barrages colinéaires. Cette politique eut par la suite des résultats heureux. Certaines régions furent irriguées au moyen de canaux et d’autres loin des barrages durent se plier à la terrible loi de la sécheresse persistante. Le Vieux suivait ces événements avec intérêt. Au village même on n’avait pas lâché les animaux dans la nature. Les puits n’étaient pas à sec et il y avait à manger pour l’âne et la vache. Seuls les plus pauvres pâtissaient du manque de pluie car ils devaient acheter leur orge au prix fort. Cependant les légumes ne manquaient pas l’eau des puits suffisait à irriguer les potagers. La gêne était pourtant partout présente. On savait que telle ou telle famille avait besoin d’aide mais comme elle ne réclamait rien on ne lui donnait rien. Ils souffraient donc en silence. Un jour les radios annoncèrent l’arrivée imminente des sauterelles. Cela déclencha une sorte de fièvre qui se transforma vite en prières pour que les potagers et les arbres fruitiers fussent épargnés. Les criquets pèlerins ne vinrent pas un vent violent avait poussé leurs essaims vers l’océan où ils se noyèrent. - Ce que tu as prévu dans ton fameux poème est arrivé dit la vieille. C’est vraiment la catastrophe d’après la 68 68 - C’était à prévoir. Le Sahara est notre voisin. Il faut bien qu’il essaye un jour de gagner nos terres. D’autre part les gens ne respectent pas la nature ils abattent les arbres pour faire du feu ou autre chose. Et les arbres comme chacun sait sont les amis de l’eau. Cette calamité n’est donc pas si naturelle qu’on le prétend. Ses causes sont essentiellement humaines affirma le Vieux. Cela dit il n’y a pas eu de labours. Pour nous deux ce n’est pas un problème nous pouvons nous payer l’orge que nous voulons mais pour les autres c’est un casse-tête. Hé As-tu demandé à notre voisine la sainte lettrée si elle ne manquait de rien - Elle ne manque de rien. C’est une fourmi. Elle a des sacs d’orge en réserve. - Si jamais elle avait besoin de quelque chose... - Elle me le dirait. Tu sais elle aimerait bien avoir un de tes livres. - Qui lui a dit que j’ai publié un livre - Moi. - Bon. Tu peux lui en porter un. - Et l’autre livre de poésie celui qui vient d’arriver - Je n’en ai pas suffisamment. Plus tard. J’ai aussi deux cassettes que tu écouteras toute seule quand je serai dehors. Ce sont mes vers chantés par un rails. Je voudrais avoir ton avis là-dessus. - Mais je ne sais pas faire marcher l’appareil. - Apporte-le je vais te montrer comment faire. Elle s’exécuta. Au bout d’une vingtaine de séances de démonstration elle sut enfin faire fonctionner le magnétophone. - On apprend vite quand on veut dit-elle. Ils rirent. - Ces poèmes sont anciens. Ce sont les premiers que j’ai écrits. Un travail de longue haleine. - Le suc de ta jeunesse. - Peut-être. Il avait déjà en partie feuilleté son recueil mais ces poèmes qui s’étendaient sur plusieurs années n’éveillèrent en lui que de vagues souvenirs. À aucun moment il ne put lier tel ou tel morceau à un événement précis. Il y avait là des églogues des élégies et des poèmes inspirés par des légendes oubliées... Une espèce de sentiment nostalgique lui pinçait le coeur chaque fois qu’il ouvrait le recueil. Il se promit de tout relire en y mettant la distanciation nécessaire afin de juger de la valeur de l’oeuvre. - Et puis ma foi dit-il tout haut il faut bien vieillir. - Qu’est-ce que tu racontes - Tu ne peux pas comprendre... Ça ne concerne que le vieux que je suis devenu et le jeune étalon que j’étais. Le temps est l’acteur principal de cette histoire. - Le temps l’acteur... - Oui. Quand j’étais jeune j’écrivais sur l’amour la nature la beauté le courage... Maintenant aussi mais c’est différent. Je pense aux choses sacrées à la beauté aussi et j’ai le sentiment que l’homme n’est pas totalement mauvais malgré les apparences. Avant j’étais insouciant j’avais envie de vivre. Aujourd’hui cette humanité farfelue me donne du souci comme si j’en étais responsable. Je vis sans aucun optimisme. - Oublie donc cette humanité et pense à toi dit la vieille. Tu veux du thé - Je veux bien merci. Le Vieux voyait se découper dans le rectangle lumineux de la fenêtre ouverte la crête du massif montagneux et il se souvint des neiges qui le couronnaient avant les changements climatiques. Tout change en effet tout évolue dans un sens ou dans l’autre pensa-t-il. Moi aussi du reste. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour constater que rien n’est jamais statique. Tu vois même le chat a changé. Il a vieilli lui aussi. Bientôtslide 69 69 il m’en faudra un autre car je ne peux pas me passer de chat. Ces bêtes-là ne vivent pas assez longtemps. Dès qu’on commence à s’y attacher elles crèvent. Mais cessons de divaguer Après le thé j’irai rendre visite à l’imam. Je lui porterai un daces livres. Lui au moins sera content car il est le véritable artisan de cette publication. Sans son aide je n’aurais rien fait. Mon oeuvre aurait sombré comme tant d’autres. Et pendant que j’y pense je trouve Radwane fascinant. Il me comble d’objets modernes dont je ne sais que faire. Par exemple ces stylos à feutre et à bille. Et même l’autre à plume en or Je n’écri- rai jamais avec ces engins moi. Pour rien au monde je n’abandonnerais mon porte-plume offert jadis par Khoubbane mort sans postérité. Un de ces hommes du clan qui représentent le dernier chaînon de la lignée. Mais il y en a d’autres qui se reproduisent assez pour que le clan dure encore mille ans. Khoubbane Il m’apportait toujours des cahiers des crayons de couleur et des biscuits quand il revenait au village où il passait quelques mois pour voir s’il pouvait engrosser son épouse. Il prenait son temps mais il ignorait qu’il était stérile. Il est mort sans le savoir un soir à Safi devant sa boutique où il prenait le frais après avoir dîné et fait sa prière. On l’a enterré là-bas. Sa maison se délabre à présent. Sa veuve est retournée chez elle. Elle s’est aussitôt remariée. Elle est mère de plusieurs enfants à l’heure qu’il est. Ah Cette femme Quelle douceur et quelle gentillesse N’étaient ces marques de variole sur le visage elle aurait éclipsé les prétendues beautés dont on célèbre gaillardement les formes plantureuses. Mais elle a eu enfant cette maladie qui lui a laissé des trous dans la figure. Khoubbane s’en fichait lui. Il aimait cette femme admirable. Et il n’aimait qu’elle ce qui est formidable dans un pays où on aime toutes les femmes pour la bagatelle. Il savait lui donner un sens à l’amour. D’autres voyant qu’ils n’avaient pas d’enfants auraient répudié l’épouse inféconde. Lui non Un homme. Oui c’était un homme. »slide 70 70 La deuxième année de sécheresse fut encore plus terrible que la première. On vit dans les environs des villages entiers vidés de leurs habitants. Ils avaient rejoint leurs parents dans les villes du Nord en abandonnant à cet enfer qui rampait inexorablement vers la vallée leurs terres et leurs maisons. En peu de temps ces bâtisses commencèrent à craquer puis elles ne furent plus que des ruines. Même les vagabonds de jadis avaient déserté la région. Le Vieux qui avait vu cette désolation se demandait si son propre village allait connaître le même sort. Non se dit-il. Beaucoup de gens ont de l’argent ils peuvent donc tout acheter. Et tant que les puits seront pleins le village vivra. Les autres n’ont pas eu de chance voilà tout. Ils n’ont pas de puits ou ils ne veulent pas en creuser... Il y a une nappe phréatique sous terre. Comme il ne pleut plus ils ont bien été forcés d’émigrer. Oh Ils ne manqueront de rien dans le Nord. Ils y ont une famille des commerces prospères. On s’entassera un peu plus les uns sur les autres voilà tout. Ici cependant ce sont les anciens allogènes qui retournent à leur palmeraie dans quelque oasis perdue plus au Sud. Ils ont bien raison. Faute d’orge ils mangeront des dattes et boiront du lait de chamelle. De toute façon ils n’ont jamais rompu les liens avec leurs racines. Chaque année ils se rendaient là-bas pour ramasser la récolte la vendre sur place et rapporter des excédents de dattes. Que n’en ai-je dégusté de ces dattes mielleuses Nos palmiers ne produisent rien de bon hélas Mais il est vrai que nous ne sommes pas au Sahara. Tiens Même le gibier a disparu Pas d’eau pas de gibier non plus. Le chacal ce vieux fripon s’est fait rare lui aussi. Et pourtant cette charogne se contente de peu. Tout disparaît petit à petit. Chaque jour une nouvelle chose manque à l’appel. Seuls les parvenus reviendront toujours ici pour semer le trouble. Oh Ils ont des puits très profonds dans leurs propriétés. Et puis la vallée possède une nappe très importante mais sans doute pas intarissable. En tout cas elle peut alimenter longtemps encore ceux qui ont les moyens de forer assez profondément pour atteindre les veines de cette eau que des années de neige ont emmagasinée dans le ventre de la terre. Mais le parvenu a ce qu’il faut que diable Les grands moyens sont à sa portée. Si l’eau venait à manquer pour de bon ce serait le pauvre qui souffrirait. Le pauvre Tout le monde souffrirait sauf le parvenu. Ou alors il faudrait que l’État nous vienne en aide en procé- dant par exemple à des forages coûteux. Mais l’État est bien loin d’ici. Il ne nous entend pas et nous voit encore moins. Non L’eau ne manquera pas. Dieu ne permettra pas ça. II y a eu par le passé des situations plus dures. Les Anciens que j’ai connus ont parlé des années sans eau. Pas d’eau à boire Rien Nous n’en sommes pas là. Tôt ou tard un orage éclatera et le tour sera joué. À mon avis ce n’est pas fini. Nous traversons seulement une désagréable période. Dieu soit loué Tout s’oublie tout passe. J’ai connu moi-même des années terribles. Des années sans légumes. Il n’y avait pas de potager. L’eau était très sévèrement rationnée. Gare à celui qui resquillait On s’entre-tuait pour ça. Aujourd’hui on cultive encore ses oignons ses carottes ses fèves et ses navets. Au magasin il y a tout ce qu’on veut. On peut tout acheter. Alors que ceux qui veulent déserter désertent Qu’ils aillent en ville Un jour la ville les chassera. Ils reviendront chez eux penauds... et ils recommenceront reconstruire des maisons creuser des puits plus profonds etc. Le temps finira bien par les rééduquer. La ville Une future et toujours possible explosion sociale une bombe à retardement. Un volcan endormi qui peut se réveiller n’importe quand et tout mettre en pièces le Vésuve l’Etna le Pinatubo la Soufrière... Pour le villageois il n’y a pas d’avenir en ville. Il faut qu’il sue sang et eau pour s’y adapter. Seuls quelques malins y parviennent. Et puis si l’on n’a rien que ses terres pourquoi les abandonner même si elles sont ingrates Il faut s’y accrocher. Si c’est pour aller grossir le rang des chômeurs ah non Quelle déchéance C’est l’abandon de toute dignité. Au Sahara il existe des points d’eau. On creuse et on trouve de l’eau pour soi- même et pour ses bêtes. Les Touaregs en savent quelque chose. Ici on se contente de dire "Le puits est tari il n’y a plus rien. Allons-nous-en ailleurs En ville il y a du travail et la vie est facile." Comme on se trompe Ce puits creusé par les ancêtres peut fournir deslide 71 71 l’eau si on le creuse encore plus profondément. Dans le temps la communauté pratiquait de tels travaux. Aujourd’hui on répugne à faire des besognes aussi utiles. Le mirage de la ville est trop tentant on y succombe vite. Heureux celui qui comme l’ Ecclésiaste est revenu de tout. Il reste tranquille il attend ce que Dieu lui a promis et il travaille pour vivre là où il se trouve. Car la vie est partout même dans le désert le plus aride. » FIN
Noussommes inquiets de la répression sur les Net citoyens, gens qui bloguent et qu’on met en prison [] aujourd’hui, il y a cent quatre-vingts journalistes en prison et cent vingt Net citoyens. Dans un an ou deux, il y aura plus de Net citoyens que de journalistes. Cela prend une importance croissante." (François Julliard, directeur de RSF, 2010)
Chihayafuruest un manga josei crée en 2008 par SUETSUGU Yuki, édité par Pika (Shojo) prépublié dans Be Love - Avis des lecteurs sur la série
Chihayafuruest un manga josei crée en 2008 par SUETSUGU Yuki, édité par Pika (Shojo) prépublié dans Be Love -
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